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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

autre, qui pût avoir un pays si à sa volonté comme cil l’eut longuement ; et étoit appelé Jaquemart Artevelle[1]. Il faisoit lever les rentes, les tonnieux[2], les vinages, les droitures et toutes les revenues que le comte devoit avoir et qui à lui appartenoient, quelque part que ce fût parmi Flandre, et toutes les maletôtes : si les dépendoit à sa volonté et en donnoit sans rendre aucun compte ; et quand il vouloit dire que argent lui falloit, on l’en croyoit ; et croire l’en convenoit, car nul n’osoit dire encontre, pour doute de perdre la vie : et quand il en vouloit emprunter de aucuns bourgeois sur son payement, il n’étoit nul qui lui osât escondire à prêter.

Or veuillé-je raconter et retourner aux messages d’Angleterre.


CHAPITRE LXVI.


Comment les seigneurs d’Angleterre firent alliance avec les Flamands par donner et par promettre, et espécialement avec Jaquemart d’Artevelle.


Ces seigneurs d’Angleterre qui étoient encore pardeçà la mer et étoient si honorablement à Valenciennes comme vous avez ouï, se pensèrent entre eux que ce seroit grand confort pour leur seigneur le roi, selon ce qu’ils vouloient entreprendre, s’ils pouvoient avoir l’accord des Flamands, qui adonc étoient mal du roi de France et du comte leur seigneur. Si s’en conseillèrent au comte de Hainaut qui leur dit que voirement seroit-ce le plus grand confort qu’ils pussent avoir, mais il ne pouvoit voir qu’ils y pussent profiter si peu non, si ils n’avoient premièrement acquis la grâce et la faveur de ce Jaquemart d’Artevelle. Ils dirent que ils en feroient leur pouvoir temprement.

Assez tôt après ce ils partirent de Valenciennes, et s’en allèrent vers Flandre, et se partirent, ne sais en trois ou en quatre routes, et s’en allèrent partie à Bruges, partie à Ypre et la plus grande partie à Gand, et tous dépensant si largement qu’il sembloit que argent leur plût des nues. Et quéroient accord par tout, et promettoient aux uns et aux autres là où on les conseilloit, et où ils cuidoient mieux employer, pour parvenir à leur entente. Toute-voie l’évêque de Lincolle et sa compagnie qui allèrent à Gand, firent tant, par beau parler et autrement, qu’ils eurent l’accord et l’amitié de Jaquemart d’Artevelle, et grand’gràce en la ville, et mêmement d’un vaillant chevalier ancien qui demeuroit à Gand et y étoit durement amé, et l’appeloit-on monseigneur le Courtrisien[3] ; et étoit chevalier banneret, et le tenoit-on pour le plus preux chevalier de Flandre pour le temps et le plus vaillant homme, et qui le plus hardiment avoit desservi ses seigneurs. Ce sire Courtrisien compagnoit et honoroit durement ces seigneurs d’Angleterre, ainsi comme vaillants hommes doivent toujours honorer étranges chevaliers à leur pouvoir ; mais il en eut au dernier mauvais loyer ; car il fut accusé de cet honneur qu’il faisoit aux Anglois contre l’honneur du roi de France : si que le roi commanda très étroitement au comte de Flandre qu’il fît tant, comment qu’il fût, qu’il eût le dessus dit chevalier, et que, si cher qu’il l’aimoit, lui fît couper la tête. Le comte qui n’osoit trépasser le commandement du roi, fit tant, je ne sais comment ce fut, que le sire Courtrisien vint là où le comte le manda. Si fut tantôt pris et tantôt décolé[4] ; de quoi moult de gens furent grandement dolens de pitié, car il étoit moult bien aimé et honoré au pays ; et en surent au comte moult mal gré.

Tant exploitèrent ces seigneurs d’Angleterre en Flandre, que ce Jaquemart d’Artevelle mit plusieurs fois le conseil des bonnes villes ensemble, pour parler de la besogne que ces seigneurs d’Angleterre quéroient, et des franchises et amitiés qu’ils leur offroient de par le roi d’Angleterre leur seigneur, sans qui terre et ac-

  1. Il s’agit ici de Jacob von Artaveld : il est nommé Jacques de Hartevelde par l’auteur anonyme de la Chronique de Flandre, qui dit qu’il avait accompagné le comte de Valois, père de Philippe, à l’île de Rhodes, qu’il avait été ensuite valet de la fruiterie de messire Louis de France, depuis Louis-le-Hutin, et qu’enfin, de retour à Gand, où il était né, il avait épousé une brasseresse de miel.
  2. Tonnieu ou tonlieu, droit que quelques seigneurs levaient sur certaines marchandises, dans l’étendue de leur seigneurie.

    Le vinage était pareillement un droit ou un impôt qui se levait sur le vin.

  3. Il est nommé Zegher dans D’Oudegherst. Son surnom de Courtrésien ou Courtorisin (Curtrasensis) lui vient de ce qu’il éiait de Courtray. Il tenait aux meilleures familles du pays.
  4. Il fut exécuté à Bruges suivant Meyer, à Rupelmonde suivant quelques autres.