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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

homme avec ceux, en cause que pour traiter à ces seigneurs de l’Empire que le comte de Hainaut leur avoit dénommés, et pour faire tout ce que il et messire Jean son frère en conseilleroient.

Quand ils furent venus à Valenciennes, chacun les regardoit à grand’merveille, pour le bel et grand état qu’ils maintenoient, sans rien épargner, néant plus que si le roi propre d’Angleterre y fût en propre personne ; dont ils acquéroient grand’grâce et grand’renommée. Et si y avoit entr’eux plusieurs bacheliers qui avoient chacun un œil couvert de drap vermeil, pourquoi il n’en put voir ; et disoit-on que ceux avoient voué entre dames de leur pays, que jamais ne verroient que d’un œil jusqu’à ce qu’ils auroient fait aucunes prouesses de leurs corps au royaume de France[1] ; lesquels ils ne vouloient mie connoître à ceux qui leur en demandoient : si en avoit chacun grand’merveille.

Quand ils furent assez fêtés et honorés à Valenciennes, du comte de Hainaut, de monseigneur Jean son frère et des seigneurs et chevaliers du pays et aussi des bourgeois et des dames de Valenciennes, le dit évêque de Lincolle et la plus grand’partie de eux se trairont pardevers le duc de Brabant, par le conseil du comte dessusdit. Si les fêta le duc assez suffisamment, car bien le savoit faire ; et puis s’accordèrent si bellement au duc que il leur enconvenança de soutenir le roi son cousin et toutes ses gens en son pays[2] ; car faire le devoit et étoit son cousin germain : si pouvoit venir, aller et demeurer, armé et désarmé, toutes fois qu’il lui plairoit. Et avec ce il leur enconvenança par tout son conseil, et parmi une certaine somme de florins, que si le roi anglois son cousin vouloit le roi de France défier suffisamment et entrer à force en son royaume, et s’il pouvoit avoir l’accord et l’aide de ces seigneurs d’Allemagne dessus nommés, il le défieroit aussi et iroit avec lui atout mille armures de fer. Ainsi leur eut-il en convent par sa créance, de quoi il chancela et détria puis assez, si comme vous orrez avant en l’histoire.


CHAPITRE LXIV.


Comment les seigneurs d’Angleterre firent alliance avec le duc de Guelres, le marquis de Juliers, l’archevêque de Cologne et le sire de Fauquemont.


Adonc furent ces seigneurs d’Angleterre moult aises ; car il leur sembla qu’ils avoient moult bien besogné, tant comme au duc. Si s’en retournèrent à Valenciennes, et firent par messages, et par l’or et l’argent de leur seigneur, tant que le duc de Guerles, serourge du dit roi, le marquis de Juliers, pour lui et pour l’archevêque de Cologne Walerant son frère, et le sire de Fauquemont vinrent à Valenciennes parler à eux, pardevant le comte de Hainaut, qui ne pouvoit mais chevaucher ni aller, et pardevant monseigneur Jean son frère. Et exploitèrent si bien devers eux, parmi grands sommes de florins que chacun devoit avoir pour lui et pour ses gens, qu’ils leur enconvenancèrent de défier le roi de France avec le roi anglois quand il lui plairoit, et que chacun d’eux le serviroit à un certain nombre de gens d’armes à heaumes couronnés[3]. En ce temps parloit-on de heaumes couronnés ; et ne faisoient les seigneurs nul compte d’autres gens d’armes, s’ils n’étoient à heaumes et à tymbres couronnés. Or est cet état tout devenu autre maintenant que on parle de bassinets, de lances ou de glaives, de haches et de jaques[4] ; et vous

    de Montagu, comte de Salisbury, et Guillaume Clinton, comte de Huntingdon. Les autres chevaliers qui l’accompagnaient n’étaient sans doute destinés qu’à donner plus d’éclat à l’ambassade ; car on ne les trouve nommés dans aucun des traités. Les ambassadeurs et leur cortège arrivèrent vraisemblablement à Valenciennes dans les premiers jours de mai : il est du moins certain qu’ils y étaient le 12 de ce mois.

  1. Avant les entreprises périlleuses, les chevaliers s’engageaient assez ordinairement, par des vœux dont rien ne pouvait les dispenser, à faire quelque action d’éclat, souvent même de témérité ; et comme les plus braves se piquaient d’enchérir les uns sur les autres, la valeur leur dictait quelquefois des vœux singuliers tels que celui dont il s’agit ici, et d’autres encore plus bizarres. On en trouvera un grand nombre d’exemples dans les Mémoires sur l’ancienne chevalerie, par M. de la Curne de Sainte-Palaye.
  2. On ne trouve point dans Rymer le traité fait alors entre le duc de Brabant et les ambassadeurs d’Angleterre ; mais on y voit plusieurs actes qui le supposent conclu ; entre autres, une promesse d’Édouard, datée du 8 juin de cette année, de payer audit duc de Brabant la somme de dix mille livres sterling, pour des raisons qu’on ne spécifie point ; et une obligation, en date du 1er juillet suivant, de lui payer soixante mille livres sterling à certains termes ; enfin, des lettres par lesquelles il s’engage à prendre à sa solde, dès qu’il sera arrivé sur les frontières d’Allemagne, douze cents hommes d’armes que lui fournira le duc de Brabant.
  3. Ces différens traités, rapportés par Rymer, sont datés des 24 et 27 mai et du 1er juin 1337.
  4. Espèce de casaque contrepointée qu’on mettait pardessus la cuirasse.