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LIVRE I. — PARTIE I.

sons et les doutes que le roi anglois avoit mises avant à son conseil, il ne les ouït mie ennuis ; ains dit que le roi n’étoit mie sans sens, quand il avoit ces raisons et ces doutes si bien considérés ; car quand on veut entreprendre une grosse besogne, on doit aviser et considérer comment on la pourroit achever, et au plus près peser où l’on pourroit venir. Et dit ainsi le gentil comte : « Si le roi y peut parvenir, si m’aist Dieu ! j’en aurois grand’joie ; et peut-on bien penser que je l’aurois plus cher pour lui qui a ma fille, que je n’aurois pour le roi Philippe, qui ne m’a néant fait tout à point, combien que j’aie sa sœur épousée : car il m’a détourné couvertement le mariage du jeune duc de Brabant, qui devoit avoir épousé Isabelle ma fille, et l’a retenue pour une sienne autre fille ; par quoi je ne faudrai mie à mon cher et amé fils le roi d’Angleterre, s’il trouve en son conseil qu’il le veuille entreprendre ; ains lui aiderai-je de conseil et d’aide à mon loyal pouvoir. Aussi fera Jean mon frère qui là siéd, qui autrefois l’a servi. Mais sachez qu’il lui faudroit bien autre aide avoir plus forte que la nôtre ; car Hainaut est un petit pays au regard du royaume de France, et Angleterre en gît trop loin pour nous secourir. » — « Certes vous nous donnez très bon conseil et nous montrez grand amour et grand’volonté, dont nous vous regracions, de par notre seigneur le roi, » ce dit l’évêque de Lincolle pour tous les autres. Et dit encore : « Cher sire, or nous conseillez desquels seigneurs notre sire se pourroit mieux aider et ès quels il se pourroit mieux fier, parquoi nous lui puissions rapporter votre conseil. » — « Sur l’âme de moi, répondit le comte, je ne saurois aviser seigneur si puissant pour lui aider en ces besognes comme seroit le duc de Brabant, qui est son cousin germain, aussi l’évêque de Liége, le duc de Guerles, qui a sa sœur à femme[1], l’archevêque de Cologne[2], le marquis de Juliers, messire Arnoul de Bakehen[3], et le sire de Fauquemont. Ce sont ceux qui auroient plus grand’foison de gens d’armes en bref temps, que seigneurs que je sache en nul pays du monde, et si sont très bons guerriers, et finiront bien, si ils veulent, de huit où de dix mille armures de fer, mais que on leur donne de l’argent à l’avenant ; et si sont seigneurs et gens qui gagnent volontiers. S’il étoit ainsi que le roi mon fils et votre sire eût acquis ces seigneurs que je dis, et il fût par deçà la mer, il pourroit bien aller requérir le roi Philippe outre la rivière d’Oise et combattre à lui. »

Ce conseil plut grandement à ces seigneurs d’Angleterre ; puis prirent congé au comte de Hainaut et à monseigneur Jean son frère. Si s’en rallèrent vers Angleterre porter au roi le conseil qu’ils avoient trouvé au dessus dit comte et à son frère. Quand ils furent venus à Londres, le roi leur fit grand’fête, et ils lui racontèrent tout ce qu’ils avoient trouvé en conseil, et l’avis du gentil comte et de monseigneur son frère ; dont le roi eut grand’joie et en fut grandement renforcé, quand il eut entendu ce que son sire lui eut mandé et conseillé.

Or vinrent ces nouvelles en France et monteplièrent petit à petit : que le roi anglois supposoit et entendoit avoir grand droit à la couronne de France ; et fut le roi Philippe informé et avisé de ses plus espéciaux amis que, s’il alloit au voyage d’outre mer qu’il avoit empris, il mettroit son royaume en très grand’aventure, et qu’il ne pouvoit faire ni exploiter meilleur point que de garder ses gens et ce qui sien étoit, dont il tenoit la possession, et qui devoit retourner à ses enfans. Si se refroida grandement de cette croix emprise et prêchée, et contremanda ses officiers qui ses pourvéances faisoient si grandes et si grosses que c’étoit merveilles, jusques à tant qu’il auroit vu de quel pied le roi anglois voudroit aller avant, qui mie ne se refroidoit de lui pourveoir et appareiller, selon le conseil que ses hommes lui avoient rapporté du comte de Hainaut. Et fit, assez tôt après ce qu’ils furent revenus en Angleterre, ordonner et appareiller dix chevaliers bannerets et quarante autres chevaliers, jeunes bacheliers, et les envoya à grands frais par deçà la mer, droit à Valenciennes, et l’évêque de Lincolle[4] qui fut moult vaillant

  1. Éléonore, sœur d’Édouard III, avait épousé Renault, duc de Gueldres.
  2. Valrame ou Valmare de Juliers.
  3. Il est nommé Arnou de Blankenheym dans les Troph. de Brabant, p. 426. Cette leçon paraît d’autant meilleure que l’individu nommé par Froissart Arnoul de Bakehen sera qualifié ci-après, chapitre 79, frère de Valrame de Juliers, archevêque de Cologne, et qu’il est certain que le comté de Blankenheym dans l’Eyffel apartenait à la maison de Juliers, à laquelle je ne crois pas qu’on connaisse aucune seigneurie nommée Bakehen.
  4. L’évêque de Lincoln avait deux adjoints particuliers qui stipulèrent avec lui dans les négociations, Guillaume