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LIVRE I. — PARTIE I.

publiée par le monde ; et venoit à tous seigneurs a grand’plaisance, et espécialement à ceux qui vouloient le temps employer en armes, et qui adonc ne le savoient bien raisonnablement où employer.

Quand le roi de France et les rois dessus nommés eurent été un grand temps de-lez le pape, et ils eurent jeté, avisé et confirmé la plus grand’partie de leurs besognes, ils se partirent de cour de Rome et prirent congé au saint père. Si s’en ralla le roi d’Arragon en son pays, et le roi de France et sa compagnie s’en vinrent à Montpelier ; et là furent-ils grand temps ; et fit adonc le roi Philippe une paix qui se mouvoit entre le roi d’Arragon et le roi de Mayogres[1]. Après cette paix faite, il retourna en France à petites journées et à grands dépens, visitant ses cités, ses villes, ses châteaux et ses forteresses, dont il avoit grand nombre, et repassa parmi Auvergne, parmi Berry, Beauce et parmi le Gastinois, et revint à Paris, où il fut reçu à grand’fête. Adonc étoit le royaume de France gras, plein et dru, et les gens riches et puissans de grand avoir ni on n’y savoit parler de nulle guerre.


CHAPITRE LXI.


Comment le roi de France fit faire son appareil et ses pourvéances pour aller outre mer contre les ennemis de Dieu.


Sur l’ordonnance de la croix, pour aller outre mer, que le roi de France avoit emprise et enchargée, et dont il se faisoit chef, s’avisèrent plusieurs seigneurs par le monde, et l’emprirent par grand’dévotion les aucuns ; car le pape absolvoit tous ceux de peine et de coulpe qui en ce saint voyage iroient. Si fut la dite croix manifestée et prêchée par le monde, et venoit à plusieurs chevaliers bien à point, qui se désiroient à avancer. Si fit le roi Philippe, comme chef de cette emprise le plus grand et le plus bel appareil qui oncques eût été fait pour aller outre mer, ni du temps de Godefroy de Bouillon, ni d’autre ; et avoit retenu et mis en certains ports, c’est à savoir, de Marseilles, d’Aiguemortes, de Lattes[2], de Narbonne et d’environ Montpelier, telle quantité de vaisseaux, de nefs, de carakes, de hus, de cogues, de buissars, de galées[3] et de barges, comme pour passer et porter soixante mille hommes d’armes et leurs pourvénances ; et les fit tout le temps pourvoir de biscuit, de vins, de douce yaue, de chairs salées, et de toutes autres choses nécessaires pour gens d’armes, et pour vivre, et si grand’plenté, comme pour durer trois ans, s’il étoit besoin. Et envoya encore le dit roi de France grands messages par devers le roi de Honguerie[4], qui étoit moult vaillant homme, en lui priant qu’il fût appareillé et ses pays ouverts pour recevoir les pèlerins de Dieu. Ce roi de Honguerie y entendit volontiers, et dit qu’il étoit tout pourvu, et ses pays aussi, pour recevoir son cousin le roi de France et tous ceux qui avec lui iroient. Tout en telle manière le signifia le roi de France au roi de Chippre, monseigneur Hugues de Lusignan[5], un vaillant roi durement, et au roi de Sicile[6], qui volontiers y entendirent ; et se pourvurent selon ce bien et suffisamment, à la prière et requête du roi de France. Encore envoya le dit roi devers les Vénitiens, en priant et réquérant que leurs mètes fussent ouvertes, gardées et pourvues. Cils obéirent volontiers au roi de France et accomplirent son mandement. Aussi firent les Gennevois[7] et tous ceux dessus la rivière de Gennes. Et fit le roi de France passer outre en l’île de Rhodes le grand prieur de France[8], pour aministrer vivres et pourvéances sur leur mètes : et firent ceux de saint Jean[9], par accord avec les Vénitiens, pourvoir moult suffisamment l’île de Crète, qui est de leur seigneurie. Brièvement chacun étoit appareillé et rebracié pour faire tout ce que bon étoit et sembloit, pour recueillir les pèlerins de Dieu ; et prirent plus de trois cent mille personnes la croix, pour aller outre mer en ce saint voyage.

  1. Jayme II, roi en 1324. Voici à quel propos cette paix s’était rompue. Pierre IV, roi d’Arragon, avait reçu l’hommage de Jayme II, pour son royaume de Majorque, et était allé rendre hommage du sien au pape, alors à Avignon. Pendant la cérémonie de l’entrée solennelle de ce prince, l’écuyer du roi Don Jayme donna, d’un air de mépris, un coup de fouet sur le cheval du roi d’Arragon ; ce prince entra en fureur, mit l’épée à la main et voulait absolument tuer l’écuyer. On parvint à l’apaiser ; mais il ne pardonna ni à l’écuyer ni à son maître, et finit par enlever les états de ce dernier.
  2. Latte, village du Bas-Languedoc, à une demi-lieue de Montpellier, sur un étang qui communiqué à la mer.
  3. Ce sont autant de noms de petits bâtimens de transport usités à cette époque.
  4. Charles Robert.
  5. Hugues IV de Lusignan.
  6. Pierre II, roi d’Arragon et de Sicile.
  7. Florus de Fougerolles.
  8. Chevaliers de Saint-Jean-de-Jérusalem.