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LIVRE I. — PARTIE I.

ritage, ce fut messire Robert d’Artois, qui étoit l’un des plus hauts barons de France et le mieux enlignagé, et trait des royaux[1] ; et avoit à femme la sœur germaine du roi Philippe[2], et avoit été toudis son plus espécial compagnon et ami en tous états ; et fut bien l’espace de trois ans que en France tout étoit fait par lui, et sans lui n’étoit rien fait. Après advint que le roi Philippe emprit et acueillit ce messire Robert en si grand’haine, pour occasion d’un plaid qui ému étoit devant lui, dont le comte d’Artois étoit cause, que le dit messire Robert vouloit avoir gagné, par vertu d’une lettre que messire Robert mit avant, qui n’étoit mie bien vraie[3], si comme on disoit, que si le roi l’eût tenu en son ire[4] il l’eût fait mourir sans nul remède. Et combien que le dit messire Robert fut le plus prochain du lignage à tous les hauts barons de France, et serourge[5] au dit roi, si lui convint-il vider France[6] et venir à Namur devers le jeune comte Jean, son neveu et ses frères qui étoient enfans de sa sœur[7].

Quand il fut parti de France et le roi vit qu’il ne le pourroit tenir, pour mieux montrer que la besogne lui touchoit, il fit prendre sa sœur, qui étoit femme au dit messire Robert, et ses deux fils et neveux, Jean et Charles[8], et les fit mettre en prison bien étroitement, et jura que jamais n’en issiroient tant qu’il vivroit ; et bien tint son serment, car oncques depuis, pour personne qui en parlât, ils n’en vidèrent ; dont il en fut depuis moult blâmé en derrière.

Quand le dit roi de France sçut de certain et fut informé que le dit messire Robert étoit arrêté de-lez sa sœur et ses neveux, il en fut moult courroucé ; et envoya chaudement devers l’évêque Aoul[9] de Liége, en priant qu’il défiât et guerroyât le comte de Namur, s’il ne mettoit messire Robert d’Artois hors de sa compagnie. Cet évêque, qui moult aimoit le roi de France et qui petit aimoit ses voisins, manda au jeune comte de Namur qu’il mît son oncle messire Robert d’Artois hors de son pays et de sa terre, autrement il lui feroit guerre. Le comte de Namur fut si conseillé qu’il mit hors de sa terre son oncle ; ce fut moult ennuis, mais faire lui convenoit ou pis attendre.

Quand messire Robert se vit en ce parti, si fut moult angoisseux de cœur, et s’avisa qu’il iroit en Brabant[10], pourtant que le duc son cousin étoit si puissant que bien le soutiendroit. Si vint devers le duc, son cousin, qui le reçut moult liement, et le réconforta assez de ses détourbiers. Le roi le sçut ; si envoya tantôt messages au dit duc, et lui manda que, s’il le soutenoit ou souffroit demeurer ou repairer en sa terre, il n’auroit pire ennemi de lui, et le grèveroit en toutes les guises qu’il pourroit. Le duc ne le voulut ou n’osa plus tenir ouvertement en son pays, pour doute d’acquérir la haine du dit roi de France ; ains l’envoya couvertement tenir en Argenteau[11] jusques à tant que on verroit comment le roi se maintiendroit. Le roi le sçut, qui partout avoit ses espies ; si en eut grand dépit ; si pourchassa tant et en moult bref temps après, par son or et par son argent, que le roi de Behaigne qui étoit cousin germain au dit roi,

  1. Cette expression signifie qu’il était issu du sang royal ; il descendait en effet du roi Louis VIII, au 4e degré.
  2. Il avait épousé Jeanne de Valois, sœur du roi.
  3. Froissart veut parler des pièces fausses fabriquées par la demoiselle de Divion.
  4. Colère.
  5. Beau frère.
  6. Il paraît, par les dépositions des témoins, qu’il se retira d’abord à Bruxelles vers la fin d’août ou le commencement de septembre 1331, environ six mois avant l’arrêt par lequel il fut condamné au bannissement. Cet arrêt fut rendu le 8 avril 1331 (1332) et ne fut publié que le 19 mai suivant (Mém. de Lancelot, t. 8 du Recueil de l’Académie des Inscriptions, p. 617 et 621).
  7. Ils étaient fils de Marie d’Artois, sœur de Robert.
  8. Froissart se trompe : on n’attenta point à la liberté de Jean et de Charles d’Artois, mais leurs frères, nommés Jacques et Robert, furent arrêtés en 1334 et enfermés au château de Nemours, puis au Château-Gaillard d’Andelys, où ils étaient encore le 1er mai 1347, sous la garde de Gauthier du Ru, écuyer, qui fournit à cette époque un compte de leur dépense et de celle de vingt personnes attachées à leur service.
  9. Aoul, ou plutôt Adolphe de La Marck était alors évêque de Liége. C’est par erreur que quelques manuscrits et les imprimés le nomment Raoul.
  10. Le récit de Froissart concernant Robert d’Artois est en général assez exact quant aux faits, mais il en intervertit l’ordre. Il est constant, par les dépositions des témoins entendus au procès, que ce prince se retira d’abord en Brabant, qu’il y demeura depuis le traité de mariage fait à Crèvecœur en Brie, le 8 juillet 1332, entre Jean, fils du duc de Brabant, et Marie, fille de Philippe de Valois, quoiqu’il fût stipulé dans ce traité que le duc de Brabant le ferait sortir de ses états ; et qu’il ne se réfugia qu’après cette époque chez le comte de Namur, où il était encore aux fêtes de Noël de l’année suivante 1333.
  11. Château situé sur la Meuse, entre Liége et Viset.