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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

aidés ; mais, par la grâce et volonté de Dieu, chacun de ces seigneurs déconfit sa bataille si entièrement, et tous à une heure et à un point, qu’oncques de ces seize mille Flamands nul n’en échappa ; et fut leur capitaine tué[1]. Et si ne sut oncques nul de ces seigneurs nouvelles l’un de l’autre, jusques adonc qu’ils eurent tout fait ; et oncques des seize mille Flamands qui morts y demeurèrent n’en recula un seul, que tous ne fussent morts et tués en trois monceaux l’un sur l’autre, sans issir de la place là où chacune bataille commença, qui fut l’an de grâce mil trois cent vingt huit, le jour de la Saint Barthélémy[2]. Adonc, après cette déconfiture, vinrent les François à Cassel et y mirent les bannières de France, et se rendit la ville au roi ; et puis Poperingue, et après Ypre, et tous ceux de la châtellenie de Bergues, et ceux de Bruges en suivant ; et reçurent le comte Louis leur seigneur amiablement adonc et paisiblement, et lui jurèrent foi et loyauté à toujours mais.

Quand le roi Philippe de France eut remis le comte de Flandre en son pays, et que tous lui eurent juré féauté et hommage, il départit ses gens, et retourna chacun en son lieu[3] ; et il même s’en vint en France et séjourner à Paris et là environ. Si fut durement prisé et honoré de cette emprise qu’il avoit faite sur les Flamands, et aussi du beau service qu’il avoit fait au comte Louis son cousin. Si demeura en grand’honneur, et accrut grandement l’état royal, et n’y avoit oncques mais eu en France roi, si comme on disoit, qui eût tenu l’état pareil au roi Philippe ; et faisoit faire tournois, joutes et ébatements moult et à grand plenté.

Or nous tairons-nous un petit de lui et parlerons des ordonnances d’Angleterre et du gouvernement du roi.


CHAPITRE L.


Comment le roi d’Angleterre, par le faux ennortement de messire Roger de Mortimer, fit décoler le comte de Kent son oncle ; et comment ledit messire Roger mourut vilainement après[4].


Le jeune roi d’Angleterre se gouverna un grand tems, si comme vous avez ouï ci dessus raconter, par le conseil de madame sa mère, du comte de Kent son oncle, et de monseigneur Roger de Mortimer. Au dernier, envie qui oncques ne mourut, commença à naître entre le comte de Kent dessus dit et le seigneur de Mortimer, et monta puis l’envie si haut que le sire de Mortimer informa et ennorta tant le jeune roi, par le consentement de madame sa mère, et lui firent entendant que ledit comte de Kent le vouloit empoisonner, et le feroit mourir temprement, s’il ne s’en gardoit, pour avoir son royaume, comme le plus prochain après lui par succession ; car le jeune frère du roi qu’on appeloit monseigneur Jean de Eltem, étoit nouvellement trépassé[5]. Le jeune roi qui croyoit légèrement ce dont on l’informoit, ainsi que jeunes seigneurs, tels a-t-on vu souvent, croient légèrement ce dont ceux qui les doivent conseiller les informent, et plutôt en mal qu’en bien, fit, assez tôt après ce, son dit oncle le comte de Kent prendre et le fit décoler publiquement[6], que oncques il n’en put venir à ex-

  1. N. Zonnekins, qui avait dirigé toutes les opérations de cette journée, périt après avoir fait des actes incroyables de bravoure.
  2. Suivant la Chron. de Flandre, la bataille de Cassel se donna la veille de la Saint-Barthélemy.
  3. Avant de quitter la Flandre, Philippe fit venir le comte Louis de Crécy : « Beau cousin, lui dit-il, je suis venu ici sur les prières que vous m’en avez faites. Peut-être avez-vous donné occasion à la révolte par votre négligence à rendre la justice que vous devez à vos peuples : c’est ce que je ne veux point examiner pour le présent. Il m’a fallu faire de grandes dépenses pour une pareille expédition ; j’aurois droit de prétendre à quelque dédommagement ; mais je vous tiens quitte de tout, et je vous rends vos états soumis et pacifiés. Gardez-vous bien de nous faire retourner une seconde fois pour un pareil sujet. Si votre mauvaise administration m’obligeoit de revenir, ce seroit moins pour vos intérêts que pour les miens. »
  4. Froissait traite fort succinctement cette partie de l’histoire particulière d’Angleterre, afin d’arriver à la grande querelle de Philippe de Valois et d’Édouard, et c’est, sans doute, pour ne pas interrompre le fil des événemens qui concernent les deux royaumes, qu’il rapporte ici le supplice du comte de Kent et de Roger de Mortimer, dont la date est postérieure à celle des faits qu’il racontera dans quelques-uns des chapitres suivans. Les détails que Froissart omet sont suppléés par Knighton, Walsingham, Avesbury et Jos. Barnès dans son histoire d’Édouard III, etc.
  5. Froissart se trompe : Jean d’Eltham survécut plus de six ans au comte de Kent. Outre son frère aîné, Thomas, de Brotherton, comte de Norfolk, et les deux sœurs du roi, Jeanne et Éléonore, vivaient aussi.
  6. Le comte de Kent fut décapité à Winchester le 19 mars 1330. On peut voir les motifs de sa condamnation dans une lettre d’Édouard au pape en date du 24 mars de la même année.