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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

qu’elle allât assembler. Il, qui mieux vouloit être des premiers que des derniers, férit des éperons, et toute sa compagnie avec lui, jusques à la bataille du roi de Grenade, et alla aux ennemis assembler ; et pensoit ainsi, que le roi d’Espaigne et toutes ses batailles le suissent ; mais non firent, dont il fut laidement déçu, car oncques celui jour ne s’en esmurent. Là fut le gentil chevalier messire Guillaume de Douglas enclos, et toute sa route, des ennemis ; et y firent merveilles d’armes ; mais finalement ils n’y purent durer, ni oncques pied n’en échappa, que tous ne fussent occis à grand meschef[1] : de quoi ce fut pitié et dommage et grand’làcheté pour les Espagnols ; et moult en furent blâmés de tous ceux qui en ouïrent parler, car bien eussent rescous le chevalier et une partie des siens, s’ils eussent voulu. Ainsi alla de cette avanture et du voyage messire Guillaume de Douglas,

Ne demeura mie grandement de temps, après ce que le dit chevalier se fut parti d’Escosse pour aller en son pèlerinage, si comme vous avez ouï, que aucuns seigneurs et prud’hommes, qui désiroient la paix entre les Anglois et les Escots, traitèrent tant que mariage fut fait du jeune roi d’Escosse et de la sœur au jeune roi Édouard d’Angleterre. Si fut ce mariage accordé ; et épousa la dame le dessusdit roi à Bervich[2] en Escosse ; et là y eut grands fêtes d’une partie et d’autre[3].

Or me veux-je taire un petit des Escots et des Anglois, et me retrairai au roi Charles de France et aux ordonnances d’icelui pays.


CHAPITRE XLIX.


Comment le roi Charles de France mourut sans hoir mâle, et comment les douze pairs et les barons élurent à roi monseigneur Philippe de Valois ; et comment il déconfit les Flamands qui s’étoient rebellés contre leur seigneur.


Le roi Charles de France, fils au beau roi Philippe, fut trois fois marié, et si mourut sans hoir mâle de son corps, dont ce fut grand dommage pour le royaume, si comme vous orrez ci-après. La première de ses femmes fut l’une des plus belles dames du monde ; et fut fille de la comtesse d’Artois[4]. Celle garda mal son mariage et se forfit, parquoi elle en demeura longtemps au Châtel Gaillard en prison et à grand meschef, ainçois que son mari fût roi. Quand le royaume lui fut échu et il fut couronné, les douze pairs et les barons de France ne voulurent mie, s’ils eussent pu, que le royaume demeurât sans hoir mâle. Si quistrent sens et avis par quoi le roi fût remarié ; et le fut à la fille de l’empereur Henry de Lucembourc[5] et sœur au gentil roi de Behaigne[6] ; et parquoi le premier mariage fut défait et annulé de cette dame qui en prison étoit, et tout par la déclaration du Pape, notre saint père, qui adonc étoit. De cette seconde dame de Lucembourc, qui étoit moult humble et prude femme, eut le roi un fils qui mourut moult jeune, assez tôt la mère après, à Yssoldun en Berry[7] ; et moururent tous deux moult soupçonneusement, de quoi aucunes gens furent incoulpés en derrière couvertement. Après, ce roi Charles fut remarié tierce fois à la fille de son oncle de remariage[8], la fille de monseigneur Louis comte d’Évreux, la reine Jeanne et sœur au roi de Navarre qui adonc étoit[9]. Puis avint

  1. Au milieu de la mêlée, Jacques de Douglas prit la boîte qui renfermait le cœur de Robert Bruce et la jeta au milieu des rangs ennemis en s’écriant : « Marche en avant, comme tu le faisais pendant ta vie, et Douglas va te suivre ou périr. » Les compagnons de Douglas se précipitèrent avec lui dans la mêlée et presque tous y périrent. Ceux de ses compagnons qui lui survécurent trouvèrent son cadavre au milieu des morts, ainsi que la boîte qui renfermait le cœur de Robert Bruce, et firent transporter l’un et l’autre en Écosse. Douglas fut enterré dans le tombeau de ses pères dans l’église de Douglas. Le cœur de Robert Bruce fut déposé à Melrose.
  2. Berwick est à l’embouchure de la Tweed, limitrophe entre l’Écosse et l’Angleterre.
  3. Ce mariage fut conclu au printemps de l’année 1328, plus d’un an avant la mort de Robert Bruce, et par conséquent long-temps avant le départ de Jacques de Douglas.
  4. Blanche de Bourgogne, fille d’Othon IV, palatin de Bourgogne, et de Mahaud, comtesse d’Artois, qui fut enfermée au Château-Gaillard d’Andelys, comme le dit Froissart.
  5. Marie de Luxembourg, fille de l’empereur Henri VII et de Marguerite de Brabant. Le mariage se fit à Provins le 12 septembre 1322.
  6. Jean de Luxembourg.
  7. Cette princesse mourut à Issoudun le 21 mars 1323 (1324).
  8. Froissart veut apparemment faire entendre, par l’expression son oncle de remariage, que Louis comte d’Évreux, frère du roi Philippe-le-Bel, était issu du second mariage de Philippe-le-Hardi, leur père commun, avec Marie de Brabant.
  9. Le mariage de Charles-le-Bel et de Jeanne d’Évreux, se fit en l’année 1325. Elle étoit sœur de Philippe d’Évreux, qui devint roi de Navarre par son mariage