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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

étoit moult preux, entreprenant et hardi chevalier, prit entour mie-nuit environ deux cents armures de fer, et passa celle rivière[1] bien loin de leur ost, parquoi on ne s’en aperçut. Si se férit en l’ost des Anglois moult vassalement en criant : « Douglas ! Douglas ! vous y mourrez tous seigneurs larrons anglois. » Et en tua lui et sa compagnie, ains qu’ils cessassent, plus de trois cents ; et férit des éperons jusques proprement devant la tente du roi, toujours criant et huant : Douglas ! Douglas ! et coupa deux ou trois des cordes de la tente du roi, puis s’en partit atant. Bien peut être qu’il perdit aucuns de ses gens à se retraire, mais ce ne fut mie grandement ; et retourna arrière devers ses compagnons en la montagne. Depuis n’y eut-il rien fait ; mais toutes les nuits les Anglois faisoient grands guets et forts, car ils se doutoient du réveillement des Escots ; et avoient mis gardes et écoutes en certains lieux, parquoi, si ceux sentissent ni ouïssent rien, ils le signifiassent en l’ost ; et gissoient presque tous les seigneurs en leurs armures ; et tous les jours y avoit des escarmouches ; et escarmouchoit qui escarmoucher vouloit. Si en y avoit souvent de morts et de pris, de navrés, de blessés et de mésaisés des uns et des autres.


CHAPITRE XLIV.


Comment les Escots s’enfuirent par nuit, sans le sçu des Anglois, et comment les Anglois s’en retournèrent en leur pays ; et comment messire Jean de Hainaut prit congé du roi et s’en retourna en son pays.


Le dernier jour des vingt deux fut pris un chevalier d’Escosse à l’escarmouche, qui moult ennuis[2] vouloit dire aux seigneurs d’Angleterre le convenant des leurs. Si fut tant enquis et examiné qu’il leur dit, que leurs souverains avoient entre eux accordé le matin que chacun fût armé en la vêpre, et que chacun suist la bannière messire Guillaume de Douglas, quel part qu’il voulsist aller ; et que chacun le tînt en secret. Mais le chevalier ne savoit de certain qu’ils avoient empensé. Sur ce eurent les seigneurs d’Angleterre conseil ensemble, et avisèrent que, selon ces paroles, les Escots pourroient bien par nuit venir briser et assaillir leur ost à deux côtés, pour eux mettre à l’aventure de vivre ou de mourir, car plus ne pouvoient souffrir ni endurer leur famine. Si ordonnèrent les Anglois entre eux trois batailles, et se rangèrent en trois pièces de terre devant leurs logis, et firent grand’foison de feux pour voir plus clair entour eux, et firent demeurer tous les garçons en leurs logis pour garder les chevaux. Si se tinrent ainsi cette nuit tous armés, chacun dessous sa bannière ou son penonceau[3], si comme il étoit ordonné, pour attendre l’aventure ; car ils espéroient assez bien, selon les paroles du chevalier, que les Escots les réveilleroient : mais ils n’en avoient nul talent, ainçois firent par autre ordonnance bien et sagement.

Quand ce vint sur le point du jour, deux trompeurs d’Escosse s’embattirent sur l’un des guets qui guettoit aux champs : si furent pris et menés devant les seigneurs du conseil du roi d’Angleterre et dirent : « Seigneurs, que guettez-vous cy ? Vous perdez le temps ; car, sur l’abandon de nos têtes, les Escots s’en sont allés très devant mie-nuit, et sont jà quatre ou cinq lieues loin ; et nous emmenèrent avec eux bien une lieue loin, pour doute que nous ne le vous notifions trop tôt, et puis nous donnèrent congé de le vous venir dire. » Et quand les Anglois entendirent ce, ils eurent conseil, et virent bien qu’ils étoient déçus en leurs cuiders ; et dirent que le chasser après les Escots ne leur pourroit rien valoir, car on ne les eût pu aconsuir ; ci encore, pour doute de decevement, les seigneurs détinrent les deux trompeurs tous cois, et les firent demeurer de-lez eux, et ne rompirent point leurs ordonnances ni l’établissement de leurs batailles jusques après prime. Et quand ils virent que c’étoit vérité et que les Escots étoient partis, ils donnèrent congé à tout homme de retraire à sa loge et de soi aiser ; et les seigneurs allèrent à conseil pour regarder que on feroit.

Entrementes aucuns des compagnons anglais montèrent sur leurs chevaux et passèrent la dite rivière en grand péril, et vinrent dessus la montagne dont les Escots étoient la nuit partis, et trouvèrent plus de cinq cents grosses bêtes grasses, toutes mortes, que les Escots avoient tuées, pour ce qu’elles étoient pesantes et ne les eussent pu suir, et si ne les vouloient mie laisser vives aux Anglois. Et si trouvèrent

  1. La Were.
  2. Avec peine, difficilement.
  3. Le penonceau désignait plus particulièrement l’étendard des bacheliers et quelquefois celui des écuyers.