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elle contesta le fait, en ce qui concerne aussi bien mon malade que les autres enfants. Elle me demanda d’où je le savais, et je dus lui apprendre que c'est elle-même qui m’avait mis au courant de ce détail, chose qu’elle avait totalement oubliée[1].

Même chez les personnes bien portantes, exemptes de toute névrose, on constate l’existence d’une résistance qui s’oppose au souvenir d’impressions pénibles, à la représentation d’idées pénibles[2]. Mais ce fait

  1. Pendant que j’écrivais ces pages, il m’est arrivé d’observer sur moi-même un cas d’oubli presque incroyable : en consultant le 1er janvier mon livre de crédits pour faire les relevés d’honoraires, je tombe sur le nom M….l inscrit sur une page du mois de juin et ne puis me rappeler la personne à laquelle ce nom appartient. Mon étonnement grandit, lorsqu’en continuant de feuilleter mon livre je constate que j’ai traité ce malade dans un sanatorium où je le voyais tous les jours pendant des semaines. Or, un médecin n’oublie pas au bout de six mois à peine un malade qu’il a traité dans des conditions pareilles. Était-ce un homme, un paralytique, un cas sans intérêt ? Telles sont les questions que je me pose. Enfin, en lisant la note concernant les honoraires reçus, je retrouve tous les détails qui voulaient se soustraire à mon souvenir. M….l était une fillette de 14 ans qui présentait le cas le plus remarquable de tous ceux que j’ai vus au cours de ces dernières années ; ce cas m’a laissé une impression que je n’oublierai jamais, et son issue m’a causé des instants excessivement pénibles. L’enfant tomba malade d’une hystérie non douteuse et éprouva, sous l’influence de mon traitement, une amélioration rapide et considérable. Après cette amélioration, les parents me retirèrent leur enfant ; elle se plaignait toujours de douleurs abdominales qui ont joué d’ailleurs le rôle principal dans le tableau symptomatique de l’hystérie. Deux mois après, elle est morte d’un sarcome des ganglions abdominaux. L’hystérie à laquelle l’enfant était incontestablement prédisposée a été provoquée par la tumeur ganglionnaire et moi, impressionné surtout par les phénomènes bruyants, mais anodins, de l’hystérie, je n’ai prêté aucune intention à la maladie insidieuse, mais incurable, qui devait l’emporter.
  2. M. A. Pick a récemment cité ( « Zur Psychologie des Vergessens bei Geistes-und Nervenkrankheiten », Archiv für Kriminal-Anthropologie und Kriminalistik, édité par Gros) toute une série d’auteurs qui admettent l’influence de facteurs affectifs sur la mémoire et reconnaissent plus ou moins ce que l’oubli doit à la tendance de se défendre contre ce qui est pénible. Mais personne n’a décrit ce phénomène et ses raisons psychologiques d’une manière aussi complète et aussi frappante que Nietzsche dans un de ses aphorismes (Au delà du bien et du mal, II) : « C’est moi qui ai fait cela », dit ma « mémoire ». « Il est impossible que je l’aie fait » dit mon orgueil et il reste impitoyable. Finalement — c’est la mémoire qui cède.