Page:Franck - Dictionnaire des sciences philosophiques, 1875.djvu/95

Cette page n’a pas encore été corrigée

à Anselme, et il ajoute qu’elle devait pa­raître à cette époque, et sortir du christianisme (Hegel, Philosophie de la Religion, t. II, p. 290).

Le principe exposé dans le Proslogium fut attaqué par un contemporain nommé Gaunillon, moine de Marmoutiers, dont l’argumentation, encore qu’elle ne manquât pas de sagacité et de finesse, n’abordait point directement la question, et attira au téméraire agresseur une solide ré­ponse de saint Anselme.

Dans un dialogue sur la vérité, Anselme a résolu, sous la forme socratique, et d’une manière satisfaisante, quelques questions difficiles, telles que celles-ci : La vérité n’a ni commencement ni fin ; de la vérité dans la volonté ; de la vé­rité dans l’essence des choses ; la vérité est une en tout ce qui est vrai. 11 y soutient que la loi morale, les lois de la nature, celles qui doivent diriger l’intelligence, ont leur source dans l’es­sence même des choses, et il appelle vérité dans la volonté et dans l’opération, dans la pensée, la conformité de ces facultés avec les lois aux­quelles il leur faut obéir, et qu’elles doivent exprimer. Il résout, par d’heureuses distinctions, devenues vulgaires dans la science moderne, les difficultés qui naissent des erreurs de nos sens. La base de tout son traité se trouve dans ce passage du Monologium. « Que celui qui peut le faire se représente par la pensée quand l’éternité a commencé, ou à quelle epoque de la durée ceci n’a pas été vrai, savoir : qu’il y aurait quelque chose dans l’avenir, ou à quelle époque ceci ne sera point vrai, savoir : qu’il y a eu quelque chose dans le passé. Que si ces deux négations extrêmes ne peuvent être admises, et si ces af­firmations, au contraire, vraies toutes deux, ne peuvent être vraies sans la vérité, il est impos­sible même de penser que la vérité ait un com­mencement ou une fin. D’ailleurs, si la vérité a eu un commencement et doit avoir une fin, avant qu’elle commençât d’être, il était vrai que la vérité n’était pas, et lorsqu’elle aura cessé d’exister, il sera vrai qu’il n’y a plus de vérité. Or, le vrai ne peut être sans la véritéj la vérité aurait donc été avant la vérité, et la vérité serait donc encore après que la vérité ne serait plus ; conclusion absurde et contradictoire. Soit donc que l’on dise que la vérité a un commencement et une fin, soit que l’on comprenne qu’elle n’a ni l’un ni l’autre, elle ne peut être limitée ni par un commencement ni par une fin. La même conséquence s’applique à la nature suprême, puisqu’elle est aussi la suprême vérité. » (Mo— nol., ch. xviii.)

Quelle que soit la subtilité que présente cette citation, subtilité qui se reproduit dans le dialogue sur la vérité, le raisonnement n’est pas absolu­ment. sans justesse. Cependant nous ne pouvons lui accorder la portée que quelques écrivains lui attribuent, lorsqu’ils croient y découvrir les principes du réalisme. Dans cette célèbre ques­tion, saint Anselme offre à l’étude une double face. On trouve, dans le Monologium, plusieurs [tassages où sont exposées les bases du véritable réalisme, de celui qua toute philosophie peut avouer. Au contraire, dans la lettre au pape Ur­bain II, ayant pour titre : de Fide Trinitatis, le réalisme d’Anselme paraît prendre une forme indécise et embarrassée, qui permet de croire qu’il ne se faisait pas une idée nette de la dif­ficulté du sujet. Roscelin était arrivé à ne con­sidérer les trois personnes de la Trinité que comme trois aspects sous lesquels se présentait l’idée de Dieu, ne voyant en chacune d’elles qu’une conception abstraite, et renouvelant ainsi l’erreur de Sabellius. Il avait été plus loin en­core ; il avait dit que, si les trois personnes de la Trinité n’étaient pas trois êtres distincts, trois anges, par exemple, on devait en conclure que le Père et le Saint-Esprit s’étaient incarnés avec le Fils. C’était une autre hérésie, celle des patri— passiens. Anselme crut pouvoir rapporter ces opi­nions théologiques de Roscelin aux principes mêmes du nominalisme, et la célèbre querelle qui occupa tout le moyen âge, sourde jusque-là, prit toute l’importance que lui donnèrent les noms d’Anselme, d’Abailard, de Roscelin, de Guillaume de Champeaux. Dans les passages du Monologium (ch. x, xvm, xxxiv) auxquels nous avons fait allusion plus haut, Anselme se rap­proche de la théorie des idées de Platon, base irréprochable d’un réalisme bien entendu ; mais il ne rattache pas cette partie de sa doctrine à la question du réalisme ; il n’a pas même l’air de soupçonner le rapport qui les unit. C’est sur­tout dans le traité du Grammairien qu’il a im­primé au réalisme un caractère de confusion et d’incertitude qui devait le faire tomber devant le nominalisme. Il se pose, entre autres, les ques­tions suivantes : Le grammairien est-il une sub­stance ou une qualité ? Y a-t-il quelque gram­mairien qui ne soit pas homme ? Que l’homme n’est pas la grammaire, etc. Par la nature des problèmes, on se fera facilement une idée de celle des solutions.

Dans plusieurs traités, tels que de Casu dia­boli, de Libero arbitrio, saint Anselme a abordé les questions de l’origine du mal, du libre ar­bitre, de l’accord du libre arbitre avec la grâce et la prescience divine, sans arriver à aucune solution satisfaisante. Tout ce qu’il dit à ce sujet se retrouve dans les ouvrages de saint Augus­tin, comme la plus grande partie de la théologie du moyen âge. On sait quelle immense et dura­ble influence ont exercée sur l’enseignement re­ligieux les écrits de ce Père de l’Église, nourri lui-même de la culture philosophique de l’an­tiquité. Nous citerons cependant une phrase du traité Cur Deus homo, où l’indépendance d’es­prit de saint Anselme se montre sous un jour inattendu. « De même, dit-il, que nous croyons les profonds mystères ae la foi chrétienne, avant d’avoir la présomption de les sonder par la rai­son · de même ce serait à nos yeux une coupable négligence, lorsque nous sommes confirmés dans la foi, de ne pas travailler avec zèle à comprendre ce que nous savons. » Nous rappellerons, dans le même esprit, un mot d’Anselme tiré d’une de ses conversations avec Lanfranc, conservée par Ead— mer, moine de Cantorbéry : « Le Christ, disait-il, étant la vérité et la justice, celui qui meurt pour la vérité et la justice, meurt pour le Christ. »

De ceux des écrits de saint Anselme qui nous ont été conservés, aucun ne présente un travail véritablement psychologique ; mais nous trou­vons dans Guibert, abbé de Notre-Dame de No— gent-sous-Coucy, qui avait eu de fréquentes con­versations avec le prieur du Bec, un renseigne­ment qui prouve que cet esprit profond et subtil avait éprouvé le besoin d’observer et de classer les facultés de l’âme.

« Anselme, dit Guibert (de Vita sua), m’en­seignant à aistinguer dans l’esprit de l’homme certaines facultés, et à considérer les faits de tout mystère intérieur, sous le quadruple rap­port de la sensibilité, de la volonté, de la raison et de l’intelligence, me démontrait, après avoir établi ces divisions, dans ce que la plupart des hommes nous considérions comme une seule et même chose, que les deux premières facultés ne sont nullement les mêmes, et que cependant, si l’on y réunit la troisième et la quatrième., il est certain, par des arguments évidents, qu’elles for­ment à elles toutes un ensemble unique Après u’