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uns des événements contemporains, saint Anselme a laissé parmi ses ouvrages, la plupart théologiques; quelques traités de philo­sophie dont les principaux ont pour titre:Mono— logium et Proslogium. Tous deux sont consacrés à exposer diverses preuves de l’existence de Dieu.

Illes composa pendant qu’il était prieur de l’abbaye du Bec en Normandie. Les arguments contenus dans le premier de ces traités ne lui appartiennent pas particulièrement. Ils se re­trouvent dans plusieurs des philosophes qui l’ont précédé; mais ils semblent avoir pris plus de développement et de rigueur sous sa plume. C’est, avant tout, une induction qui, partant des qualités que nous percevons dans les objets qui nous environnent, s’élève jusqu’aux qualités ab­solues, aux attributs divins, attributs qui se résolvent à leur tour dans l’être absolu. Pour en donner un exemple, nous citerons le morceau suivant, extrait d’un résumé que nous avons tracé ailleurs:« L’immense variété des biens que nous reconnaissons appartenir à la multi­tude des êtres dans des mesures diverses, ne peut exister qu’en vertu d’un principe de bonté un et universel, à l’essence duquel ils participent tous plus ou moins. Quoique ce bien se montre sous des aspects différents, en raison desquels il reçoit des noms divers, ou, pour parler avec plus d’exactitude encore/ quoique cette qualité générale d’être bon puisse se présenter sous la forme de vertus secondaires, par exemple la bienfaisance dans un homme, l’agilité dans un cheval, toujours est-il que ces vertus, quel que soit leur nombre, se résolvent toutes dans le beau et l’utile, qui présentent à une rigoureuse appréciation deux aspects généraux du principe absolu, le bon. Ce principe est nécessairement, ce qu’il est par lui-même, et aucun des êtres de la nature, à qui cette qualification convient dans une certaine mesure, n’est autant que lui. Il est donc souverainement bon ; et, comme cette idée de souveraine bonté entraîne nécessairement celle de souveraine perfection, il ne peut être souverainement bon, qu’il ne soit en même temps souverainement parfait.

« Si, partant de la bonté inhérente à chaque chose, on arrive nécessairement à un principe de bonté absolue, qui donne, comme identique à^lui-même, un principe de grandeur absolue ; réciproquement, partant de la grandeur inhérente à chaque être, grandeur mesuree, non par l’espace, mais par quelque chose de meilleur, tel que la sagesse, on arrive nécessairement à un principe de grandeur et ; par conséquent, de bonté ab­solues. — La meme induction peut partir de la qualité d’être qui appartient à tous les individus, quels qu’ils soient, qualité qui se résout incon­testablement, d’après des raisons analogues, en un principe absolu d’être par qui ils sont néces­sairement tous. — Les êtres qui trouvent ainsi leur raison dans l’être absolu, sont de natures différentes, et se distinguent de plus par leur rang et leur dignité. On ne saurait douter, par exemple, que le cheval ne soit supérieur au bois, ou l’homme au cheval ; mais cette différence de dignité ne peut pas créer une hiérarchie de natures sans terme, et en exige nécessairement une supérieure en dignité à toutes les autres; car, dans la supposition même de plusieurs na­tures parfaitement égales en dignité, la condition à laquelle elles devraient cette égalité même, serait précisément cette unité supérieure et plus digne, cette essence qui, ne pouvant pas être si elle n’est pas elle-même, est nécessairement identique au principe absolu de l’être, du bon et du grand. » (Monol., ch. i-iv.)

Ce résumé d’une partie du Monologium suffit pour en donner l’idée. Il semble avoir préparé l’induction par laquelle Descartes, six siècles plus tard, s’élevait du fait seul de la pensée à l’être absolu qui en renferme la raison et l’origine.

M iis c’est surtout l’argument renfermé dans le Proslogium, et reproduit par Descartes dans les Méditations et d ins les Principes de philo­sophie. qui fait la gloire de saint Anselme. Il l’a réaigé après de longues méditations, dans lesquelles il se proposait de découvrir un argu­ment simple, facile à saisir, et qui ne deman­dât pas à l’esprit une étude compliquée. On peut le présenter en peu de mots de la manière sui vante : « L’insensé qui rejette la croyance en Dieu, conçoit cependant un être élevé au-dessus de tous ceux qui existent, ou plutôt tel qu’on ne peut en imaginer un qui lui soit supérieur. Seu lement il affirme que cet être n’est pas. Mais, par cette affirmation, il se contredit lui-même, puisque cet être auquel il accorde toutes les perfections, mais auquel en même temps il re­fuse l’existence, se trouverait par là inférieur à un autre qui, à toutes ces perfections, joindrait encore l’existcnce. Il est donc, par sa conception même, forcé d’admettre que cet être existe, puis­que l’existence fait une partie nécessaire de cette perfection qu’il conçoit. » (Proslog., ch. 11 et m.)

Cet argument, parfaitement compris, mais di­versement apprécié aujourd’hui, a été le plus souvent méconnu par le moyen âge. Saint Tho­mas d’Aquin, Pierre d’Ailly et d’autres scolas— tiques en parlent d’une manière inexacte, et plu­tôt pour le réfuter que pour l’admettre. Leibniz lui même, le retrouvant dans Descartes, et le rapportant à son véritable auteur, a cherché à en démontrer l’insuffisance. « Je ne méprise pas, dit-il, l’argument inventé, il y a quelques siècles, par Anselme, qui prouve que l’être parfait doit exister^ quoique je trouve qu’il manque quelque chose a cet argument, parce qu’il suppose que l’être parfait est possible. Car, si ce seul point se démontre encore, la démonstration tout entière sera entièrement achevée. » (Leibniz, édit. Du— tens, t. II, p. 221.)

La forme donnée par Anselme au Proslogium dut lui susciter des adversaires, et cette marche, évidemment syllogistique et dialectique, le met­tait dans la nécessité de démontrer sa majeure ; mais si nous dégageons l’argumentation d’An­selme de ces circonstances dues à diverses causes, pour la réduire à rénonciation d’un fait qui pourrait s’exprimer ainsi : Chaque homme porte dans son esprit Vidée d’un être au-dessus duquel on n’en saurait concevoir un autre. Cet être parfait est, en vertu de celle perfection même, conçu comme existant ; nous aurons alors le développement d’un fait psychologique incontes­table, développement dont la portee ne pouvait échapper à l’attention des philosophes qui ont étudié le plus profondément la nature de l’intel­ligence et ses lois, et qui lui ont donné dans la science une place importante sous le nom de preuve ontologique. Aussi Hegel l’a-t-il considéré comme le faîte de l’édifice commencé par les preuves cosmologique et téléologique. Celles-ci présentent Dieu comme une activité absolue intelligente, vivante : la preuve ontologique y ajoute l’idée d’être, de substance ayant son in­dividualité propre, la conscience de sa per­sonnalité. Cette preuve devait nécessairement venir la dernière dans le développement normal de l’intelligence ; elle devait, à plus forte raison, sembler telle au philosophe qui a établi que le terme ultérieur du mouvement qui s’accomplit en nous et hors de nous est Dieu ayant conscience de lui-même. Hegel s’empresse de reconnaître que cette preuve de l’existence de Dieu appar­tient