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volontairement un corps que l’on voit au milieu d’un ensemble de corps immobiles qu’on voit aussi. » Quand Ampère dit qu’un ob­servateur parcourt l’intervalle de deux points d’une surface avec l’intuition mobile de la main, cela veut dire qu’il parcourt cet intervalle avec sa main qu’il voit se mouvoir. Que valait la langue universelle inventée par Ampère avant l’âge de dix-huit ans ? je ne sais ; mais certes sa langue philosophique tirée du grec et du latin n’ajamais eu et n’aura jamais aucune chance de devenir universelle.

La justice envers la psychologie d’Ampère ne serait pas complète, si l’on ne cherchait cette psychologie que dans les fragments écrits par lui avant 1815. Depuis cette époque, dans ses leçons philosophiques à la Sorbonne et au Collège de France, il a développé de vive voix des ob­servations psychologiques remarquables par leur justesse et par leur nouveauté. Il ne les a pas mises par écrit, mais on en trouve un intéressant extrait, fait par M. Roulin, dans un article re­produit à la fin de la préface de la première partie de l’iissai d’Ampère sur la philosophie des sciences. Ce qui caractérise surtout ces obser­vations psychologiques, c’est leur caractère syn­thétique, qui consiste à présenter les phénomènes dans leur réalité vivante, dans leurs rapports naturels et dans leur ordre réel de succession, sans négliger pourtant l’analyse psychologique, qui signale la part de chaque faculté dans chaque phénomène complexe, tandis que la réalité échappe aux psychologues qui, par l’emploi trop exclusif de l’analyse, isolent fictivement les fa­cultés, toujours plus ou moins associées dans leur exercice commun. Quelques points méritent spécialement d’être signalés. Par exemple, il faut citer les vues d’Ampère sur ce qu’il appelle con­crétion, c’est-à-dire le phénomène complexe ré­sultant de la réunion d’une sensation présente avec les images fournies par la réminiscence involontaire de sensations antérieures. Il faut noter aussi ce qui concerne le rôle de l’activité dans la sensation, c’est-à-dire ce qu’Ampère ap­pelle la réaction, distincte de l’attention volon­taire. Enfin il faut mentionner une théorie qui a exercé une influence prédominante sur sa classi­fication des sciences : c’est la théorie des quatre ordres de conception, réunis deux à deux en deux classes, dont la première est dite indé­pendante du langage, tandis que, suivant Am­père, la seconde le suppose nécessairement. La première classe comprend : 1° les conceptions primitives et subjectives de l’étendue et de la durée, conceptions qui prêtent à la perception sensible sa forme nécessaire ; les conceptions objectives de substance et de cause. La seconde classe comprend : 3° les conceptions onomast iques, c’est-à-dire d’une part, pour les phénomènes sen­sitifs, les conceptions comparatives ou idées gé­nérales ; d’autre part, pour les phénomènes de l’activité intellectuelle, les idées réflexives. Cette seconde classe comprend aussi : 4° les conceptions explicatives, par lesquelles nous remontons des phénomènes aux causes. Ainsi le grand physicien Ampère est aussi rebelle que le grand physicien Galilée (voy. art. Galilée) à l’interdiction pro­noncée de nos jours par le positivisme contre la recherche des causes.

Arrivons à la dernière grande œuvre d’Am­père, œuvre de philosophie appliquée aux autres sciences. Disons d’abord comment il fut conduit à ce grand travail. Nous avons dit que dès 1807 il avait abordé dans son cours de l’Athénée la question de la classification des connaissances humaines. Des observations courtes et peu claires de Maine de Biran, conservées parmi les lettres d’Ampère à ce philosophe, nous permettent d’en­trevoir quelque chose des premières vues d’Am­père sur cette classification. Maine de Biran aurait voulu une première division des sciences en plus de deux règnes. Au contraire, il paraît que dès lors Ampère avait divisé toutes les con­naissances humaines en deux règnes seulement, dont l’un comprenait à la fois la métaphysique, la théologie, la jurisprudence, l’histoire, l’ar­chéologie, etc. ; mais qu’il avait fondé alors cette division sur une considération qu’il abandonna depuis, savoir, sur la distinction de deux modes d’application du principe de causalité. Après 1807, la philosophie pure, les mathématiques et les sciences physiques occupèrent, comme nous l’avons vu, la pensée d’Ampère jusqu’en 1828. A cette dernière époque, après la publication de son Mémoire mathématique sur les ondulations lumineuses, ses amis l’exhortaient à continuer dans la même voie et à compléter l’œuvre de Fresnel mort en 1827. Mais, en 1829, obligé par sa mauvaise santé d’aller chercher le climat du midi, il revint à ses études de philosophie, pour les appliquer à l’ensemble des sciences, et toute son attention, pendant les sept dernières années de sa vie. fut absorbée par cette unique pensée, avec quelques épisodes, qu’il y rattachait et dont nous avons parlé, sur la structure atomique des corps, sur la zoologie et sur la cosmogonie. Une partie de son cours au Collège de France fut remplie par ces épisodes, tandis que l’autre partie avait pour objet la mathesiologie, c’est-à— dire la classification des connaissances humaines. Avec l’aide de M. Gonod, professeur à Clermont, il rédigeait son Essai sur la philosophie des sciences ou Exposition analytique d’une clas­sification naturelle de toutes les connaissances humaines. Pendant une tournée d’inspection générale, il composait en chaise de poste 158 vers latins techniques, remarquables par leur concision élégante, et dans lesquels cette classi­fication se trouve habilement résumée. La pre­mière partie de YEssai sur la philosophie des sciences fut imprimée avant sa mort, mais n’a été publiée qu’en 1838 ; l’autre partie a paru en 1843, par les soins de son fils, M. Jean-Jacques Ampère, avec une notice biographique de MM. Sainte— Beuve etLittré.

Dans son ensemble, et surtout dans ses di­visions les plus générales, cette classification est très-supérieure à toutes celles qui l’avaient pré­cédée. Mais dans beaucoup de détails, et surtout dans les dernières subdivisions, elle est défec­tueuse. Botaniste distingué, Ampère prit pour modèle delà classification des connaissances hu­maines la classification botanique de Bernard de Jussieu. Dès lors, il est clair qu’il ne devait pas se placer au point de vue subjectif, en classant, comme Bacon et Dalembert, les sciences d’après les facultés qu’elles mettent principalement en jeu, mémoire, imagination, raison, ou bien en les classant, comme le P. Ventura, d’après les procédés qu’elles emploient, autorité, raison­nement, observation ; mais qu’il devait, avec raison, se placer au point de vue objectif, en classant ces connaissances d’après la nature de leurs objets. Les connaissances humaines portent sur deux grandes classes d’objets, ceux qui ap­partiennent àla matière, et ceux qui appartiennent a la pensée. C’est pourquoi Ampere les divisa en deux règnes, celui des sciences cosmologiques et celui des sciences noologiques. Il divisa le pre­mier en deux sous-règnes, celui des sciences cosmologiques proprement dites ou sciences de la matiere inorganique, et celui des sciences physiologiques ou sciences de la matière orga­nisée et vivante. Il divisa de même le second règne