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un échange de services, ou sur la similitude des principes, l’identité des positions et des des­tinées, par conséquent des vœux et des espérances. Plus ces points de contact seront nombreux entre deux âmes, plus le lien qui les unit sera durable et fort, jusqu’à ce que ces deux existences soient, pour ainsi dire, mises en commun. On aurait pu se dispenser de prouver que l’amitié n’est pos­sible qu’entre gens de bien ; car les méchants sont précisément ceux qui. n’aiment pas, ceux qui se livrent à un égoïsme sans limite et sans frein. Enfin au-dessus, et à certains égards au-dessous de l’amitié, est l’amour proprement dit, cette passion tantôt aveugle et tantôt sublime, cette poétique exaltation de l’âme et des sens qui nous enlève en quelque sorte à nous-mêmes, qui nous ravit hors de la sphère de notre propre existence,

Fiour nous absorber dans un autre être devenu’objet de tous nos désirs, do toutes nos pensées, de toute notre admiration, et comme le principe de notre vie.

L’amour, qui a tant exercé les romanciers et les poètes, a été, pour cette raison même peut— être, un peu trop négligé par les philosophes. Cependant il tient une assez grande place dans notre existence ; il exerce une influence assez visible sur les mœurs, sur les arts, sur les indi­vidus et les sociétés, pour mériter d’être étudié au point de vue général et sévère de la science psychologique. Il faut distinguer dans l’amour plusieurs éléments qui n’appartiennent pas tous a la même faculté de l’àme, qui ne demeurent pas toujours unis, et qui sont loin d’être égaux en force, en noblesse et en durée. L’un de ces éléments est purement sensuel : je veux parler de l’instinct qui rapproche les sexes, et les désirs qu’il amène à sa suite ; désirs ordinairement exaltés par notre imagination bien au delà du vœu de la nature, et voilés à nos yeux par cette ivresse générale où l’amour nous plonge. Le second elément appartient davantage à l’âme, sans être dégagé complètement de l’influence des sens : c’est l’attrait irrésistible de la beauté dans un être de notre espèce, vers lequel nous entraî­nent déjà un instinct naturel et l’amour général de nos semblables. Sans doute la beaute de la forme ne peut arriver jusqu’à nous sans le mi­nistère des yeux ; mais il n’y a que notre àme qui en soit charmée : la volupté des sens n’a rien à gagner à cette divine splendeur que la main de Dieu a répandue sur la plus parfaite de ses créa­tures. Mais cette beauté extérieure qui se flétrit et qui passe n’est que le symbole, l’image souvent trompeuse d’une autre sorte de beauté, d’une beauté tout intérieure, source d’un sentiment plus profond et plus pur, conséquemment plus durable, que l’ascendant exercé sur nous par la perfection du corps. En effet, les deux sexes, quoique par­faitement égaux devant la loi morale, ne se res­semblent pas plus par les qualités de l’àme que

[>ar leurs formes et leurs qualités extérieures : à’homme la dignité et la force, le courage actif, les vertus austères, les conceptions d’ensemble et la puissance de la méditation ; à la femme la douceur et la grâce, la résignation mêlée d’espé­rance, les sentiments tendres, qui font le charme de la vie intérieure, la finesse, le tact, et une sorte de divination. De là résulte que chacun des deux est pour l’autre un type de perfection, une apparition céleste venant repandre sur sa vie un jour tout nouveau, la plus belle moitié de lui-même, ou plutôt le véritable foyer de son existence. Par une illusion facile à comprendre dans cet âge où l’imagination domine toutes les autres facultés, les diverses qualités qui sont l’apanage d’un sexe, en général, ne manquent pas d’être attribuées, dans toute leur perfection, à un seul homme ou à une seule ftmme, ou de se présenter à l’esprit fasciné comme les dons extraordinaires d’un être exceptionnel. Alors l’admiration et la tendresse ne connaissent plus de bornes et se changent en un véritable culte. Ainsi, l’amour proprement dit établit son siège dans toutes les parties de notre être, dans les sens ; dans l’imagination et dans le fona le plus recule de notre âme ; mais des trois éléments que nous avons énumérés, le dernier, celui que nous appellerons l’élément moral, est le seul qui survive à la jeunesse et à la beauté. C’est par lui que s’opère cette fusion des existences sans laquelle le sexe le plus faible n’est que l’esclave du plus fort. Sur lui se fondent la di­gnité et le bonheur de la famille et la sainteté du mariage.

Près de l’amour proprement dit, nous trouvons les affections de famille, l’amour des parents pour les enfants, des enfants pour les parents, et des enfants entre eux. Ce dernier sentiment approche beaucoup de l’amitié ; le second n’est peut-être que le plus haut degré du respect et de la recon­naissance ; enfin le premier, comme nous l’avons déjà remarqué, deviendrait facilement un instinct sans l’appui ae l’intelligence et du sentiment moral. Mais dans aucun cas on ne saurait ad­mettre l’hypothèse de quelques philosophes du xvnr’siècle, qui ont voulu résoudre toutes les affections du cœur humain en un vil calcul de l’égoïsme.

L’homme n’est pas seulement attaché à sa fa­mille, il aime aussi sa patrie, qui n’est guère pour lui qu’une famille plus vaste. Nos conci­toyens, élevés comme nous, sous l’empire des mêmes lois, des mêmes mœurs, sous le charme des mêmes souvenirs, avec qui nous partageons les mêmes craintes, les mêmes espérances et les mêmes joies, sont véritablement pour nous des frères ; et ne sommes-nous pas obligés de recon­naître nos pères dans les générations qui nous ont précédés, qui ont fondé ou conservé, quelquefois au prix de leur sang, la prospérité et les institu­tions dont nous recueillons les fruits ? Il n’y a pas jusqu’au sol de la patrie, cette terre qui nous a nourris, qui porte tout ce que nous aimons, dont le sein renferme les cendres de nos aïeux, qui ne soit pour nous, abstraction faite de tout le reste, l’obiet d’un pieux respect et d’une tendresse toute filiale.

Mais la plus noble et la plus grande de toutes les affections du cœur humain, c’est sans con­tredit l’amour de l’humanité, du genre humain, considéré dans l’ensemble de ses destinées, et conçu par notre pensée comme un seul être. Cependant il ne faut pas se faire illusion sur la nature de ce sentiment ; il n’a rien de la spon­tanéité des autres, de ceux du moins qui nous ont occupés jusqu’ici ; il ne dépend pas moins de l’intelligence que de la sensibilité ; car il n’existe qu’à la condition que certaines idées, que certains principes de morale et de métaphysique seront reconnus vrais, soit au nom de la foi, soit au nom de la raison. Ainsi, comment aimer le genre humain, si nous ne croyons pas à son unité, à l’identité des facultés humaines, et à la continuité de leur développement ? Comment aimer le genre humain, si nous n’admettons pas pour tous les hommes les mêmes droits, les mêmes devoirs, la même liberté pour faire le bien et pour éviter le mal ; si nous refusons de croire enfin, qu’ils soient tous égaux devant Dieu et devant la loi morale ? Les anciens, qui ne connaissaient point ces principes, étaient également étrangers au sen­timent qui en dépend ; leurs affections n’allaient point au delà du cercle de la patrie et de la famille.

Les êtres réels, comme nos semblables et en général