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et il est des âmes privilégiées qui, se regardant comme exilées sur cette terre, s’élèvent de toutes leurs forces vers un monde iaéal, dirigent toutes leurs aspirations vers l’être infini lui-même, centre et foyer de toute existence. C’est à ce sen­timent général, à ce fait primitif de la nature humaine, mais qui subit par diverses causes des modifications sans nombre, que s’applique dans sa plus grande extension le nom d’Amour.

C’est par un étrange abus de langage que ce nom se donne aussi à un état de l’âme entière­ment opposé à celui dont nous venons de parler, et qu’on appelle amour de soi la somme des instincts, des désirs, des appétits, qui, dirigeant toute notre activité, toute notre attention sur nous-mêmes, nous empêchent de nous livrer à l’amour véritable. Que l’auteur de la nature en nous donnant latvie nous y ait attachés par des liens puissants ; qu’il nous excite par le besoin et nous encourage par le plaisir à tous les actes dont dépend notre conservation ; qu’au contraire il nous détourne par la douleur de ceux qui nous sont nuisibles, c’est une marque de sa bonté et de sa sagesse, ou, si l’on veut, de son amour envers les créatures ; mais ce n’est pas dans nos cœurs que cet amour a son siège ; ce n’est pas à nous qu’il appartient, car nous n’en sommes que les instruments souvent aveugles. La même remarque doit s’étendre aux préférences que nous montrons pour certaines choses destinées à notre usage ou à nos plaisirs ; à moins qu’il ne s’agisse de ces plaisirs de l’âme qu’excite en nous la vue du beau.

Cependant, au-dessus des impressions des sens et des calculs de l’égoïsme, n’y a-t-il pas pour nous-mêmes, au fond de nos cœurs, un sentiment de respect et de véritable tendresse ? Et qu’est-ce donc que l’amour de la liberté, de l’indépendance^ de la gloire, ce qu’on appelle l’honneur, et jusqu’a cette contrefaçon de l’honneur qui a pour nom la vanité ? La liberté, n’est-ce pas la jouissance, et l’honneur le respect de soi ? La gloire n’est-elle pas le moyen d étendre en quelque sorte et de prolonger notre existence au delà des bornes de la nature physique ? Oui, sans doute, l’homme peut éprouver pour lui-même un amour légitime, un amour qui n’est pas le moins fécond en actions généreuses. Mais à quelle condition ? à la condi­tion d’aimer en lui ce qui fait la dignité et la grandeur de l’homme en général, c’est-à-dire l’être moral, le sujet de la loi du devoir, la plus belle œuvre de la bonté et de la sagesse divines. De cette manière, l’amour de soi se confond en­tièrement avec l’amour des autres, avec celui de l’humanité entière. Quant à la vanité et au désir de la gloire, s’ils ne sont pas encore le sentiment que nous venons de définir, du moins ils le sup­posent chez les autres ; car si nous n’admettions pas, même instinctivement, chez nos semblables l’amour du beau et du grand, comment pourrions— nous espérer de briller à leurs yeux ou de vivre dans leur mémoire ?

Ainsi la première condition, l’un des caractères essentiels de l’amour, même quand il se réfléchit sur nous, au lieu de se répandre, selon sa direc­tion naturelle, sur les autres êtres, c’est d’être un sentiment tout à fait désintéressé. Mais cela ne suffit pas : il existe aussi des instincts où l’intérêt, où l’attrait du plaisir n’ont aucune part, comme celui qui attacne la brute à ses petits, le chien à son maître, et quelques hommes grossiers à leurs enfants, dont ils se souviennent a peine quand l’âge les a enlevés à leurs premiers soins. Assuré­ment, ce n’est pas là ce qu on appelle aimer ; rien de commun entre ce brutal penchant, ce mouve— ment aveugle de la nature animale et le noble entraînement qu’excite dans une àme intelligente et libre tout ce qui est beau, tout ce qui est bon, tout ce qui intéresse par la souffrance ou par la grâce. L’amour ne peut donc se passer des lu­mières de la conscience ni d’un certain degré de liberté ; car il n’y a que l’instinct et le besoin qui soient des forces entièrement aveugles et irré­sistibles. C’est l’amour physique que l’antiquité païenne a représenté les yeux couverts d’un ban­deau ; mais le véritable amour, l’amour dans sa plénitude et dans toute sa force, a les yeux ou­verts qu’il lève vers les cieux.

Maintenant que nous connaissons les caractères généraux et les conditions essentielles de l’amour, il faut que nous le suivions à travers tous ses dé­veloppements, que nous nous fassions une idée de ses diverses formes particulières. Nous distin­guons dans l’amour, comme le résultat général de la faculté d’aimer, quatre degrés principaux, ou si l’on veut, quatre formes parfaitement dis­tinctes les unes des autres : 1“ l’amour de tous les êtres vivants, pourvu qu’ils ne menacent pas notre propre existence ou que, par leur forme extérieure, ils ne blessent pas trop vivement notre imaginaticn ; 2* l’amour que nous avons pour nos semblables et pour nous-mêmes, lorsque nous considérons en nous l’être moral ou l’image de la nature divine ; 3° l’amour de l’idéal et des réalités intelligibles, c’est-à-dire du beau, du bien et du vrai considérés dans leur essence la plus pure ; 4° l’amour de Dieu, qui réalise en lui et qui contient dans leur plénitude et dans la plus parfaite unité les trois principes dont nous venons de parler.

Qu’un penchant naturel et plein de douceur, un mouvement dont nous avons parfaitement conscience, et que la réflexion augmente encore, nous attire vers tout ce qui sent, vers tout ce qui respire, ou qui nous offre seulement l’image de la vie, c’est un fait qui à peine a besoin d’être démontré. Rien n’a plus de charme pour nous qu’une nature animee, pleine de mouvement ; rien, au contraire, ne nous inspire plus de tris­tesse et d’effroi qu’une solitude absolue, dépeuplée de toute créature vivante ; à défaut d’autres af­fections, les fleurs et les animaux deviennent pour nous des amis : on s’attache à un chien, à un cheval, à un oiseau ; les souffrances de ces créatures nous émeuvent, nous inquiètent, les signes de leur joie nous égayent, et leurs caresses nous sont chères. Dans le temps même où notre cœur n’éprouve aucun vide de la part de nos semblables, il nous est souvent impossible de renoncer à ces affections plus humbles, tant elles sont dans notre nature et dans celle aes choses.

Mais aucun autre sentiment n’a plus de force, n’est plus varié dans ses effets et dans ses formes, que l’amour de nos semblables. Ces effets, nous n’avons pas l’intention de les décrire à la manière des moralistes et des poètes ; nous voudrions seu­lement les classer avec une certaine rigueur, et les ramener à leurs principes selon la méthode psychologique. Nous distinguerons donc au pre­mier degré le sentiment qui porte à si juste titre le nom d’humanité, cette commune sympathie que nous éprouvons pour tout être humain, qui nous fait compatir à ses maux sans le connaître, et, dans un danger imminent, nous fait voler à son secours au péril même de notre tête. L’huma­nité est un mouvement tout à fait spontané qui ne doit pas être confondu avec la charité ou la philanthropie, inspirées l’une et l’autre par cer­tains principes, par certaines doctrines acceptées ou produites par l’intelligence. Au-dessus de l’hu­manité, nous rencontrons l’amitié et les senti­ments qui en approchent plus ou moins ; toutes ces prédilections individuelles qui reposent ou sur l’appréciation et la convenance des caractères, ou sur