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d’une manière immédiate les opéra­tions, les facultés et le principe constitutif. Toute autre existence immatérielle, excepté celle de l’être nécessaire, ne peut être connue que par induction ou par analogie, au moyen de certains effets purement extérieurs qui la révèlent, en quelque sorte, à nos sens.

Qu’est-ce donc que l’âme humaine ? Il y a deux manières de répondre à cette question, qui, loin de s’exclure réciproquement, ne sauraient, au contraire, se passer l’une de l’autre, et ont be­soin d’être réunies pour nous donner une idée complète de notre existence morale. On peut dé­finir l’âme humaine ou par ce qu’elle fait et ce qu’elle éprouve, c’est-à-dire par ses facultés et par ses modes, ou par ce qu’elle est en elle-même, c’est-à-dire par son essence. Considérée sous le premier point de vue, qui est celui de la psycho­logie expérimentale, elle est le principe qui sent, qui pense et qui veut ou qui agit librement ; c’est elle, en un mot, qui constitue notre moi : car ce fait par lequel nous nous apercevons nous— mêmes, et qui nous rend témoins, en quelque sorte, de notre propre existence, la conscience est une partie intégrante, un élément essentiel, une condition invariable de toutes nos facultés intel­lectuelles et morales. Ne pas savoir que l’on sent, que l’on pense, que l’on voit, c’est n’éprouver aucune de ces manières d’être.

Arrêtons-nous un peu à cette première défini­tion, et voyons quelles conséquences nous en pouvons tirer. Personne n’osera nier qu’il y ait en nous un principe intelligent, sensible et libre ; en d’autres termes, personne n’osera nier sa pro­pre existence, celle de sa personne, de son moi. Mais dans tous les temps on a voulu savoir si ce moi a une existence propre, immatérielle, bien qu’étroitement unie à des organes ; ou s’il n’est qu’une propriété de l’organisme et même un des éléments de la matière, quelque fluide très-sub— til, pénétrant de sa substance et de sa vertu les autres parties de notre corps. S’arrêter à la pre­mière de ces deux solutions, c’est se déclarer spiritualiste ; on donne le nom de matérialisme à la solution contraire. Il faut choisir l’une ou l’autre ; car, à moins de rester sceptique (et j’en­tends parler d’un scepticisme conséquent, obligé de tout nier, jusqu’à sa propre existence), on ne peut échapper à l’alternative de confondre ou de distinguer le moi et l’organisme. Le panthéisme lui-même ne saurait échapper à cette nécessité, si l’on s’en tient strictement au point de vue où nous venons de nous placer, au point de vue de la pure psychologie. En effet, que l’on regarde toutes les existences comme des modes fugitifs d’une substance unique, cela ne change rien au rapport du moi et de l’organisme. Dira-t-on que le moi est une partie, un effet, une simple pro­priété des organes ? on sera matérialiste, comme l’a été Straton de Lampsaque. Soutiendra-t-on que le moi et l’organisme sont deux forces, ou, pour parler le langage du panthéisme, deux for­mes de l’existence tout à fait distinctes, bien qu’étroitement unies entre elles ? alors on ren­trera dans le spiritualisme ; et.si l’on se refuse à l’admettre avec toutes ses conséquences, on en aura du moins consacré le principe. Remarquons, en outre, que le matérialisme et le spiritualisme ne sont point deux systèmes également exclusifs que l’on puisse unir dans un point de vue plus large et plus vrai. Le spiritualiste ne nie point l’existence de la matière, il ne songe à mettre en doute ni les phénomènes, ni les conditions, ni la puissance de l’organisme ; mais le matérialiste ne veut accorder aucune part à l’esprit, il refuse au moi toute existence propre, pour en faire un effet, une propriété ou une simple fonction orga­nique. Cette seule différence pourrait déjà nous faire soupçonner de quel côté est la vérité, à l’ap­pui de laquelle nous pourrions appeler aussi tous les nobles instincts de notre nature, toutes les croyances spontanées du genre humain. Mais la science ne se contente pas de probabilités et de vagues aspirations : il lui faut des preuves.

Iln’existe point de preuves plus solides, ou du moins plus immédiates de l’immatérialité du moi, c’est-à-dire de l’existence même de l’âme, que celles qu’on a tirées de son unité et de son iden­tité. 1° Sans unité, point de conscience ; et sans conscience, comme nous l’avons démontré plus haut, point de pensée, point de facultés intellec­tuelles et morales ; en un mot, point de moi ; car, je ne suis à mes propres yeux, qu’autant que je sens, que je connais, ou que je veux ; et réciproquement je ne puis sentir, penser ou vouloir, qu’autant que je suis, ou que l’unité de ma personne subsiste au milieu de la diversité de mes facultés, et de la variété infinie de mes manières d’être. Cette unité n’est point purement nominale ou composée, ce n’est pas un même nom donné à plusieurs élé­ments, à plusieurs existences réellement distinc­tes, ni une pure abstraction comme celles que nous créons à l’usage des sciences mathématiques, c’est une unité réelle, c’est-à-dire substantielle, puisqu’elle se sent vouloir, agir, et agir libre­ment ; c’est, depilus, une unité indivisible, puis— qu’en elle se reunissent et subsistent en même temps les idées, les impressions les plus diverses et souvent les plus opposées. Par exemple, quand je doute, je conçois simultanément l’affirmation et la négation ; quand j’hésite, je suis partagé entre deux sollicitations contraires, et c’est encore moi qui décide. Enfin le même moi se sent tout entier, il a conscience de son unité indivisible dans chacun de ses actes, aussi bien que dans leur ensemble. La quantité de mon être, s’il m’est permis de parler ainsi, ne varie pas, soit que j’é­prouve une sensation ou un sentiment, soit que je veuille, que je perçoive ou que je pense. Est— ce là ce que nous offre l’organisme ? Nous y trou­verons précisément les caractères opposés. D’a­bord la matière dont nos organes sont formés ne peut jamais être qu’une unité nominale, qu’un assemblage de plusieurs corps parfaitement dis­tincts les uns des autres, et divisibles à leur tour comme la masse tout entière. Cet argument, quoique très-ancien, n’a jamais été attaqué de face et ne peut pas 1 être. Il semble, au contraire, que les plus récentes hypothèses du matérialisme aient voulu lui donner plus de force, en admet­tant pour chaque faculté, pour chacun de nos pen­chants et pour chaque ordre d’idées, une place distincte dans le centre de l’organisme. Si main­tenant l’on considère séparément la masse encé­phalique, dans laquelle on a voulu nous montrer la substance même de notre moi, on verra com­bien ellese prête peu àcette substitution. Non-seu­lement elle se partage en trois grandes parties, en trois autres masses parfaitement distinctes l’une de l’autre, et dont chacune est prise pour le siège de certaines fonctions particulières ; mais il faut remarquer encore que le plus important de ces organes, le cerveau proprement dit, est réellement double ; car chacun de ses deux lobes est exactement semblable à l’autre ; il donne nais­sance aux mêmes nerfs, il communique avec les mêmes sens et reçoit de ceux-ci les mêmes im­pressions. Cette dualité est-elle compatible avec l’unité de notre personne, avec l’unite qui se ma­nifeste dans chacune de nos pensées, dans chacun de nos actes, dans chacun des modes de notre existence ? En vain ferez-vous converger vers un centre commun tous les nerfs qui enlacent notre corps, et dont les uns sont les conducteurs de la sensation,