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philosophes, dans sa philosophie deux sys­tèmes. Dieu est révélé par la loi du devoir, il apparaît comme le représentant de l’ordre moral etie principe de la justice. La liberté de l’homme et l’immortalité de l’âme sont également deux postulais de l’idée du devoir.

On sent bien qu’une pareille doctrine avec les conséquences qu’elle renferme, et qui ne pou­vaient manquer d’être dévoilées, ne devait pas se faire admettre sans combat et sans essuyer de vives attaques. A la tête des adversaires de Kant se placèrent trois hommes d’un esprit supérieur et dont le nom est illustre dans la science et dans la littérature, Hamann. Hcrder et Jacobi.

La philosophie de Kant, qui repose sur l’ana­lyse des formes de la pensee, a son point de dé­part dans la réflexion ; mais, antérieurement à toute pensée réfléchie, la vérité se révèle à nous spontanément ; l’intuition précède la réflexion, le sentiment, la pensée proprement dite, et la foi la certitude. Toute science, en dernière analyse, re­pose sur la foi qui lui fournit ses principes. Ha­mann entreprend une polémique contre tous les systèmes qui ont pour base la réflexion et le rai­sonnement. 11 démontre que cette méthode con­duit inévitablement au scepticisme, et il en con­clut qu’il n’y a qu’un moyen d’éviter l’écueil, c’est d’admettre la foi, la révélation immédiate de la vérité dans la conscience humaine. Hcrder oppose également à la connaissance abstraite que donne le raisonnement, l’idée concrète qui est le fruit de l’expérience; il veut que l’on réunisse ce que Kant a séparé:l’élément empirique et l’élé­ment rationnel dans la connaissance. Kant, selon lui, a trop abusé de 1 abstraction et de la logique. Mais c’est surtout Jacobi qui a développé ce prin­cipe et a su en tirer un système ; aussi doit— il être regardé comme le chef de cette école. Il signale aussi l’abus de la logique et du raisonne­ment qui, selon lui, ne peut que diviser, distin­guer et combiner les connaissances et non les engendrer, opérations artificielles qui s’exercent sur les matériaux antérieurement donnés. Jacobi accorde à Kant que la raison logique est inca­pable de connaître les vérités d’un ordre supé­rieur, qu’elle reste dans la sphère du fini et ne peut atteindre jusqu’à l’absolu. Le principe de toute connaissance et de toute activité est la foi, cette révélation qui s’accomplit dans l’âme hu­maine, sous la forme du sentiment, et qui est la base de toute certitude et de toute science.

Ce principe est éminemment vrai, mais Jacobi l’exagère. 11 est bien d’avoir reconnu le rôle né­cessaire de la spontanéité et de la connaissance intuitive comme antérieures à la réflexion et au raisonnement; mais Jacobi va plus loin, il dé­précie la raison et ses procédés les plus légitimes, il méprise la science et ses formules, il tombe dans le sentimentalisme, et tous ces aéfauts lui ont été reprochés:le vague, l’obscurité, la faci­lité à se contenter d’hypothèses, l’absence de mé­thode et la prédominance des formes empruntées à l’imagination. Le sentiment est un phenomène mixte qui appartient à la fois au développement spontané de l’intelligence et à la sensibilité. Ja­cobi ne se contente pas de sacrifier la réflexion à la spontanéité, il accorde aussi trop à la sensa­tion. De là une confusion perpétuelle qui se fait sentir surtout dans la morale. La loi du devoir, si admirablement décrite par Kant, fait place au sentiment, à un instinct vague, au désir du bon­heur, à une espèce d’eudémonismequi flotte entre le sensualisme et le mysticisme. On chercherait là vainement une règle fixe ou un principe inva­riable pour la conduite humaine.

La doctrine de Jacobi fut une protestation élo­quente contre le rationalisme sceptique de Kant, mais elle lui était inférieure comme œuvre phi­losophique. C’était déserter le véritable terrain de la science. Il fallait attaquer ce système avec ses propres armes et le remplacer par un autre qui, sans offrir ses défauts, conservât ses avantages. Aussi la philosophie de Kant, après avoir rencon­tré d’abord de nombreux obstacles, se répandit rapidement parmi les savants et dans les univer­sités. Elle pénétra dans toutes les branches de la science et même de la littérature. On vit paraître une foule d’ouvrages animés de son esprit et de sa méthode. On s’occupa avec ardeur de combler ses lacunes, de la perfectionner dans ses détails, de lui donner une forme plus régulière, de l’ex­poser dans un langage plus clair et plus accessi­ble à toutes les intelligences. Il suffit de citer ici les noms des hommes qui se signalèrent le plus dans cette entreprise. Schulz, Rcinholz, lie k. Abicht, Boulerweck, Krug.— Mais il était réservé à un penseur du premier ordre de donner la der­nière main au système de Kant, de l’élever à sa plus haute puissance et en même temps d’en dé­voiler le vice fondamental. Métaphysicien pro­fond, logicien inflexible, Fichte était un de ces hommes qui font avancer la science en dégageant un système de toutes les réserves et les contra­dictions que le sens commun y mêle à l’origine, et qui, épargnant ainsi de longues discussions, préparent l’avénement d’une idée nouvelle. Fichte s’attache d’abord à donner à la science un prin­cipe unique et absolu. Ce principe est le moi, à la fois sujet et objet, qui, en se développant, tire de lui-même l’objet de la connaissance, la nature et Dieu. Le moi seul existe^ et son existence n’a pas besoin d’être démontree ; il est parce qu’il est. Tout ce qui est, est par le moi et pour le moi ; c’est là l’idée que Fichte a développee avec une grande force de dialectique et en déployant toutes les ressources d’un esprit fécond et subtil. Au fond c’est le système de Kant dans sa pureté et dégagé de toute contradiction. Du moment, en effet, que les idées nécessaires par lesquelles nous concevons Dieu ne sont que des formes de notre raison, Dieu est une création de notre esprit, et il en est de même du monde extérieur ; c’est encore le sujet qui se pose hors de lui et se donne en spectacle à lui-même ; reste donc un être so­litaire, à la fois sujet et objet, qui, en se dévelop­pant, crée l’univers, la nature et l’homme.

Le système de Fichte est une œuvre artificielle de raisonnement et de dialectique, d’où le senti­ment de la réalité est banni et qui contredit le bon sens et l’expérience. On arrive ainsi aux con­séquences les plus étranges et les plus para­doxales. Mais Fichte n’a pas épuisé tout son gé­nie à construire cet échafaudage métaphysique ; il a su, tout en restant fidèle à son principe, dé­velopper des vues originales et fécondes dans plu­sieurs parties de la philosophie, particulièrement dans la morale et le droit. Il a fait du droit une science indépendante qui repose tout entière sur le principe de la liberté et de la personnal té. Il a renouvelé la morale stoïcienne, et nul n’a ex­posé avec plus d’éloquence les idées du devoir pur et désintéressé, de l’abnégation et du dévoue­ment.

Cette noble et mâle doctrine fut prêchée dans les universités à une époque où l’Allemagne se leva tout entière pour secouer le joug de la domi­nation française ; elle eicita un vif enthousiasme et enflamma le courage de la jeunesse. Les Dis­cours de Fichte à la nation allemande sont un monument qui atteste que les plus nobles pas­sions, et en particulier le plus ardent patriotisme, peuvent se rencontrer avec l’esprit métaphysique le plus abstrait. Cependant l’idéalisme subjectif de Fichte faisait trop ouvertement violence à la