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panthéisme déguisé. Une autre branche de la philosophie du xvue siècle, l’école de Locke, s’attachant au côté de la conscience négligé par Descartes, à l’élément empirique, et méconnais­sant le caractère des idées de la raison, produit le sensualisme. Leibniz se place entre les deux systèmes, combat leurs prétentions exclusives, et faisant la part de l’expérience et de la raison, essaye de les concilier dans un système supé­rieur. Mais il ne maintient pas la balance égale:il incline vers l’idéalisme, et s’abandonne lui— même à l’hypothèse. Le système des monade* et de l’harmonie préétablie, malgré la notion su périeure de la force et de la multiplicité dans l’unité, a l’inconvénient de reproduire quelques— unes des conséquences de l’idéalisme cartesien et de revêtir une apparence hypothétique, ce qui le fait rejeter sans examen par le xvme siè­cle. Wolf a beau lui donner une forme régu­lière et géométrique, aux yeux d’hommes tôut préoccupés danalvse et d’expérience, il n’est que le rêve d’un nomme de génie. Cependant le sensualisme de Locke, développé et simplifié par Condillac, porte ses fruits, le matérialisme et le scepticisme. En Angleterre, Berkeley, par­tant de l’hypothèse de la sensation et de l’idée représentative, nie l’existence du monde exté­rieur. Hume, plus conséquent encore et plus hardi, attaque toute vérité et détruit toute exis­tence ; il anéantit à la fois le monde extérieur et le monde intérieur, pour ne laisser subsister que de vaines perceptions sans objet ni réalité. 11 essaye d’ébranler en particulier le principe de causalité qui est la base de toute croyance et de toute science. L’école écossaise proteste au nom du sens commun et de l’expérience contre tous ces résultats de la philosophie du χντΓ et du xvine siècle. Elle s’efforce de ramener la phi­losophie à l’observation de la conscience et à la psychologie expérimentale ; mais elle montre dans cette entreprise plus de bon sens que de génie, plus de sagesse que de profondeur. Elle s’épuise dans l’analyse d’un seul fait interne, ce­lui de la perception. Elle effleure ou néglige les idées de la raison, qu’elle se contente d’éri— er en principes du sens commun. Refusant’aborder les grandes questions qui intéressent l’homme, elle se confine dans les régions infé­rieures ae la psychologie, et par là se sent in­capable, non-seulement de faire faire un grand pas à la science, mais de juger les systèmes du passé.

Tel était l’état de la philosophie en Europe, au moment où parut Kant; ce grand penseur, voyant l’incertitude et la contradiction qui ré­gnaient entre les systèmes des philosophes, en rechercha la cause, et la trouva dans la mé­thode qu’ils avaient suivie. Tous, s’attachant à

  1. 'objet de la connaissance et poursuivant la so­lution des plus hautes questions que puisse se

3DICT PHILOS[toser l’intelligence humaine, telles <jue celles de’existence de Dieu, de la spiritualité de l’àme et de la vie future, ont oublié le sujet même qui donne naissance à tous ces problèmes, savoir:l’esprit humain, la faculté de connaître, la rai­son. Us ont négligé de constater ses lois, les conditions nécessaires qui lui sont imposées par sa nature, les limites qu’elle ne peut franchir, les questions qu’elle doit s’interdire, afin de s’é­pargner de vaines et stériles recherches. Voilà ce qui a perpétué sans fruit les débats et les dis­putes entre les philosophes. Il faut donc rame­ner la philosophie à ce point de départ, abandon­ner l’objet de la connaissance pour s’attacher à la connaissance elle-même; analyser sévèrement ses formes et ses conditions, determiner sa por­tée et ses véritables limites. Pour cela on doit écarter avec soin tout ce qui n’est pas la con­naissance elle-même, tout élément étranger. Par là on pourra fonder une science indépen­dante de toutes les autres sciences, une science qui ne reposera que sur elle-même, et dont la certitude sera égale à celle des mathématiques, puisqu’elle ne renfermera que les notions pures de l’entendement. La métaphysique sera enfin assise sur une base solide, et, les conditions de la certitude étant fixées, le scepticisme sera dé­sormais banni de la philosophie. Cette méthode renversera bien des prétentions dogmatiques, elle détruira bien des opinions et des arguments célèbres, mais elle les remplacera par des prin­cipes inébranlables, à l’abri des attaques du doute et du sophisme.

Tel est le projet hardi que conçut Kant et qu’il réalisa dans son principal ouvrage dont le titre seul annonce l’esprit et le but de cette ré­forme:la Critique de la raison pure.

Dans la Critique de la raison pure, Kant pro­cède d’abord à l’analyse des notions de l’espace et du temps, qu’il appelle les formes de la sensi­bilité. Il es separe avec une admirable rigueur de toutes les perceptions sensibles avec lesquel­les on les a confondues ; il fait ressortir leur ca­ractère de nécessité et d’universalité; puis, ap­pliquant la même méthode à la faculté de juger et aux principes de l’entendement, il fait l’ana­lyse de nos jugements. Il reprend le travail d’A­ristote sur les catégories, il le complète et le simplifie, lui donne une" forme plus systémati­que ; enfin, il aborde la raison elle-même, la fa­culté qui conçoit l’idéal. Après l’analyse vient la critique. Ces idées et ces principes de la raison une fois énumérés et classés, Kant se demande quelle est leur valeur objective. Ces idées ont-elles hors de notre esprit un objet réel qui leur corres­ponde, ou ne sont-elles que les lois de notre in­telligence, lois nécessaires, il est vrai, qui gou­vernent nos jugements et nos raisonnements, mais n’existent qu’en nous et sont purement subjectives ? C’est dans ce dernier sens que Kant résolut le problème. Selon lui. les objets de toutes ces conceptions, l’espace, le temps, la cause éternelle et absolue, Dieu, l’âme humaine, la substance matérielle même, ne sont que de simples formes de notre raison et n’ont pas de réalité hors de l’esprit qui les conçoit. Ainsi, après avoir si victorieusement réfuté le sensua­lisme, après avoir fondé un idéalisme qui re­pose sur les lois mêmes de l’intelligence hu­maine, Kant aboutit au scepticisme sur les objets qu’il importe le plus à l’homme de connaître, Dieu, l’âme humaine, la liberté ; il se plaît à mettre la raison en contradiction avec elle— même sur toutes ces questions, dans ce qu’il ap­pelle les antinomies de la raison. Lui enfin qui avait entrepris sa réforme pour s’opposer au progrès du scepticisme et le bannir pour ja­mais de la science, il se trouve qu’il lui a con­struit une forteresse inexpugnable dans la science même. Kant vit bien ces conséquences, et il re­cula effrayé devant son œuvre ; son sens moral surtout en fut révolté. Aussi, changeant de point de vue et se plaçant sur un autre terrain, il cherche à relever tout ce qu’il a détruit, à l’aide d’une distinction qui a fait plus d’honneur à son caractère qu’à son génie. Il distingue deux rai­sons dans la raison:l’une théorique, qui s’oc­cupe de la vérité pure et engendre la science ; l’autre pratique, qui gouverne la volonté et pié— side à nos actions. Or, tout ce que la raison spéculative révoque en doute ou dont elle nie l’existence, la raison pratique l’admet et en af­firme la réalité. Kant, sceptique en théorie, re­devient dogmatique en morale ; il y a en lui deux