avait jeté les bases d’une renommée solide, mais resserrée dans le cercle étroit du monde savant. Un homme aussi ardent et aussi fougueux que d’Alembert était réservé, Diderot, préparait alors le plan de Y Encyclopédie, ce vaste inventaire des connaissances humaines, cette association si puissante par le lien qu’elle créait entre les gens de lettres et les philosophes, dont elle allait devenir le quartier général. Le chef de l’entreprise chargea son ami d’Alembert de rédiger le discours préliminaire, péristyle digne du monument que la philosophie voulait élever aux lumières du xvme siècle. Ce travail fonda la réputation de d’Alembert.
Assurément le discours préliminaire de Y Encyclopédie n’est pas un ouvrage à l’abri de toute critique. L’auteur s’y proposait de retracer la généalogie des connaissances humaines : c’était satisfaire au besoin des époques de grande activité intellectuelle et d’ardente curiosité, qui se jettent tout d’abord dans la question des origines. C’était le temps, en effet, où Montesquieu venait de publier Y Esprit des lois ; où Buffon, dans un tableau à la fois poétique et philosophique, avait essayé de décrire les premières émotions du premier homme sortant des mains de Dieu et s’eveillant à la vie ; où Condillac, après avoir, dans un premier essai, décrit à sa manière l’origine de toutes nos connaissances, tentait, par l’ingénieuse fiction de sa statue, de montrer toutes les idées humaines sortant de la sensation transformée ; enfin c’était le temps où Rousseau, sinon avec une intuition plus complète de la vérité, du moins avec une bien autre puissance de talent, recherchait les causes de l’inégalité parmi les hommes. On était donc sûr de plaire au goût de l’époque, en recherchant la filiation dessciences, soit dans l’ordre logique, soit dans leur développement historique. Telle est, en effet, la division du discours de d’Alembert. Mais l’exécution est loin d’être irréprochable. La classification de nos facultés, empruntée à Bacon, est des plus arbitraires, et entraîne une fouie d’erreurs de détails. Ainsi, d’Alembert prétend ramener toutes les sciences à une de ces trois facultés : mémoire, raison, imagination. Sans insister sur la valeur de la classification en elle-même, elle a un vice radical, en ce que ces trois facultés se confondent continuellement dans leur action ; nulle science n’est fondée sur une faculté unique ; il n’en est aucune pour laquelle le concours de plusieurs facultés ne soit indispensable. C’est par suite de cet arbitraire que les sciences et les arts se trouvent confondus sous les mêmes titres généraux, que l’éloquence, par exemple, figure parmi les sciences naturelles, et que l’histoire naturelle est prise pour une dépendance de l’histoire proprement dite.
Il y avait toutefois une idée ingénieuse et vraie à montrer toutes les sciences comme des branches d’un même tronc, et à les rattacher aux facultés de l’intelligence comme à leur principe. Les morceaux les plus remarquables du discours sont l’esquisse historique^ ou sont retracés les progrès ae l’esprit humain, et, pour la partie théorique, ce qui se rapporte aux sciences exactes et à l’analyse de leurs procédés : là brillent les qualités éminentes de 1 esprit de d’Alembert, la justesse, la sagacité, la finesse. Mais il devient vague et incomplet, lorsqu’il traite des matières purement philosophiques. On ne sent pas en lui cet enthousiasme, cette imagination élevée ? qui ne sont nullement incompatibles avec la philosophie. Du reste, sa doctrine se sépare nettement ici des opinions matérialistes professées par Diderot et par la plupart des encyclopédistes. D’Alembert y reconnaît formellement que les propriétés que nous apercevons dans la matière n’ont rien de commun avec les facultés de vouloir et de penser.
On retrouve le même caractère dans YEssai sur les él’ments de philosophie ou sur les principes des connaissatices humaines. Tout en admettant, avec Locke, que toutes nos idées, même les idées purement intellectuelles et morales, viennent de nos sensations, il y établit avec soin que la pensée ne peut appartenir à l’étendue, et il proclame sans hésitation la simplicité de la substance pensante. On y rencontre aussi des vues ingénieuses sur nos sens, et sur les idées que nous devons à chacun d’eux. Le problème de l’existence du monde extérieur est très-bien posé, et l’auteur se montre bien supérieur à Conaillac en cette partie ; il paraît s’être inspiré de l’article Existence, fait par Turgot pour
- Encyclopédie. Après s’être élevé ici au-dessus des systèmes contemporains, il retombe dans le sensualisme et subit le joug de son siècle, lorsqu’il veut déterminer le principe de la morale. Il définit l’injuste ou le mal moral, ce qui tend à nuire à la société, en troublant le bien— être physique de ses membres ; il s’arrête au principe de l’intérêt bien entendu. En même temps on rencontre des choses bien vues et bien dites, comme ceci : « Le vrai en métaphysique ressemble au vrai en matière de goût ; c’est un vrai dont tous les esprits ont le germe en eux— mêmes, auquel la plupart ne font pas d’attention, mais qu’ils reconnaissent dès qu’on le leur montre. Il semble que tout ce qu’on apprend dans un bon livre de métaphysique ne soit qu’une espèce de réminiscence de ce que notre âme a déjà su. » D’Alembert a écrit quelque part : « On ne saurait rendre la langue de la raison trop simple et trop populaire. » Voilà le véritable esprit de la philosophie du xvme siècle.
Les essais littéraires de d’Alembert manquent d’originalité. Il y montre, comme partout, un jugement droit et exact ; mais dans les matières de goût il laisse à désirer ce tact délicat que le raisonnement ne saurait remplacer ; son style précis, mais froid, a toujours quelque sécheresse. Si, comme écrivain, son talent ne paraît pas à la hauteur de sa renommée, il n’en a pas moins exercé une influence notable dans l’histoire littéraire de son époque. Il fut un des propagateurs les plus actifs du mouvement philosophique, tout en conservant beaucoup de mesure et’d’égards dans l’expression des idées les plus hardies. Il contribua même personnellement à la considération qu’obtinrent alors les gens de lettres ; son caractère honorable et son désintéressement y eurent une grande part. Il vécut longtemps d’une modique pension. L’impératrice Catherine II, après la révolution du palais qui la laissa seule maîtresse du trône de Russie, écrivit à d’Alembert pour lui offrir la place de gouverneur du grand-duc, avec 100000 francs d’appointements : il relusa. I.ors des premières persécutions dirigées contre Y Encyclopédie. Frédéric II lui offrit sans plus de succès la présidence de l’Académie de Berlin. Jaloux de son repos, il préférait aux positions les plus brillantes une vie modeste, mais indépendante, avec l’immense considération qui l’entourait à Paris. Ce fut ce goût du repos et cette horreur des tracasseries, qui lui firent, dès 1759, abandonner Y Encyclopédie, et en laisser tout le fardeau peser sur Diderot. De là aussi la réserve et les ménagements qu’il s’imposait dans ses écrits publics : il se dédommageait de cette contrainte dans sa correspondance avec Voltaire et avec le roi de Prusse ; c’est là que son scepticisme se montre à découvert, et qu’il médit à son aise du trône et de l’autel. A sa mort, ses