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surtout l’obéissance aveugle qu’il obtient des femmes, et qui l’expose à des bruits injurieux démontrés taux à la suite d’une enquête ordoi par le général de l’ordre. 11 se justifie moins bien de ses relations avec les Béghards ; accusé en 1323 au chapitre de Venise, il est destitué de s gnité. Il ne renonce pas pour cela à la prédication : on sait que fréquemment il visitait < « les Frères du libre esprit » à Strasbourg et à Cologne, qui fut toujours le foyer du mysticisme allemand. Il est entouré d’élèves enthousiastes, parmi lesquels on trouve Henri Suso, Henri de Louvain, Henri de Cologne, Tauler et Jean de Ruysbroeck. Il est le docteur des Béghards ; le maître qui donne aux opinions confuses de la secte l’apparence d’une théorie et la rigueur d’un système. Aussi, en 1327, est-il cité par l’archevêque de Cologne devant l’inquisition pour crimed’hérésie. Use rétracte à moitié, sans pouvoir éviter une condamnation, dont il appelle auprès du pape Jean XXII. L’affaire est évoquée à Avignon : ou lui présente comme siennes vingt-deux propositions, dont dix-sept sont formellement réprouvées comme hérétiques et les autres blâmées comme imprudentes. Ses ouvrages sont défendus et supprimés ; Eckart meurt en 1328, un an avant que paraisse la bulle qui le condamne : il meurt persuadé qu’il est resté fidèle à la foi catholique, et, quoi que la bulle en dise, sans s’être jamais franchement rétracté. Un an plus tard, l’hérésie des Béghards est frappée d’une sentence rigoureuse : les erreurs condamnées sont à la lettre les propositions d’Eckart. Ces rigueurs ne purent arrêter le progrès de sa doctrine ; modifiée par Tauler, poétisée par Suso, propagée par la prédication et soigneusement gardée d ans les cercles mystiques, elle n’a pas cessé d’être une forme du sentiment religieux en Allemagne. Pourtant les ouvrages du maître sont rares, et étaient presque inconnus avant ces dernières années ; son système, quoique souvent cité comme une autorité par lés panthéistes récents, restait indécis. Un professeur de la faculté de théologie de Strasbourg. M. A. Schmidt, a mieux que tout autre remis en pleine lumière cette curieuse figure.

Il y a deux sortes de mysticisme : l’un qui ne s’élève pas jusqu’à la science, et la remplace par l’inspiration, l’autre qui s’appuie sur elle avec la prétention de la dépasser : le premier est de la théurgie avec toutes les pratiques qu’elle comporte ; le second est encore de la philosophie, et peut s’appeler spéculatif : c’est celui de maître Eckart. Il consiste dans une spéculation transcendante, où les idées de Denys l’Aréopagite, de saint Augustin et de saint Thomas s’amalgament et se complètent, où la_ logique a plus de part que l’inspiration, et où la vérité est cherchée non pas dans le désordre des facultés subjuguées par le sentiment, mais dans les illuminations d’une raison qui prétend garder sa sérénité, et qui, loin d’abdiquer, règne sur l’amour lui-même. Voici les traits saillants de ce panthéisme idéaliste.

Dieu seul est, le reste n’a que l’apparence de l’existence, et pouvant ne pas être peut aussi ne pas être pensé. On peut éliminer cette réalité contingente qu’on appelle l’homme et le monde, par un effort intellectuel, par un acte d’entendement pur, qui constitue le vrai culte. On attira ainsi l’être aiisolu, seul réel, universel, nécessaire, sans différence, sans détermination, dont on peut à peine dire qu’il est l’être ; car on pourrait lui opposer le non-être, et retomber dans l’ordre des différences et des distinctions : » Dieu est l’identité et l’unité absolue ; il n’est ni ceci ni cela, ni ici ni ailleurs, ni en haut ni en bas. » Il est ce par quoi touto chose est commune à toute autre, par quoi l’arbre est semblable à l’esprit et la pierre à l’arbre. On ne peut le nommer, puisqu’il n’est rien qu’un puisse assigner, puisqu’il répugne qu’un souffle exprime l’infini. « Toutes les créatures, il est vrai, aspirent par toutes leurs œuvres à proi cer le nom de Dieu ; elles y aspirent toutes, soit sciemment, soit à leur insu, mais néanmoins il demeure l’être sans nom. » Les mots dont nous nous servons désignent la manière d’être dont nous l’envisageons, quelque chose de nou u mes et non pas lui : « car personne ne peut dire ce qu’il est, si ce n’est l’âme où il est lui-même. •> Toutefois cet être n’est pas une abstraction : c’est une activité, et cette activité c’est la e : être, agir, penser, c’est tout un en Dieu, et l’objet de la pensée, c’est encore Dieu. Hors de lui, rien n’existe et rien ne pense. L’intelligence est son être, sa substance, sa nature. Il ne peut pas ne pas penser, ce qui serait ne pas être, et il ne peut pas ne pas se penser lui-même, c’est-à-dire ne pas devenir son propre objet. Il se projette donc au dehors de lui-même par une nécessité intellectuelle, et à vrai dire il se fait et devient Dieu par cet acte qui lui donne la conscience de soi. Mais le mot devenir marque un progrès, qui est incompatible avec l’existence absolue : il n’y a dans cette distinction du Dieu sujet et du Dieu objet aucun procès ; Dieu n’est jamais in fîeri, il est tout ce qu’il est par une éternelle activité. Nous sommes forcés d’imaginer quelque succession là où tout est en dehors du temps, où tout est simultané. Nous distinguons la divinité et Dieu, parce qu’en réalité nous pouvons concevoir ces deux aspects de l’être infini : d’une part la divinité, c’est-à-dire Dieu dans son idée, sans développement, sans différence, sans action ; « c’est l’éternelle et profonde obscurité où Dieu est inconnu à lui-même, le fond simple et immobile de l’être divin ; » d’autre part Dieu, c’est-à-dire la divinité qui se dédouble et se reconnaît par l’action. Mais cette différence éternelle est éternellement nulle ; puisque Dieu agit éternellement et que l’activité est son être, a 11 faut qu’il agisse, qu’il le veuille ou ne le veuille pas. » La volonté est soumise à une nécessité inflexible, mais cette nécessité est celle de la raison, et le principe de contradiction est en même temps le principe de toute existence. La pensée de Dieu se prononce, s’exprime, c’est-à-dire qu’elle agit, qu’elle est le Verbe, le Verbe engendré puisqu’il est prononcé, mais Dieu lui-même puisque Dieu ne prononce et n’exprime que lui-même. Appelons la divinité le Père, et Dieu ou le Verbe, le Fils. Le Père est l’être sans personnalité, sans action, caché en soi-même, le sujet de la connaissance : le Fils c’est Dieu manifesté, l’objet de la connaissance ; l’un est la réalité, l’autre est la vérité, car il n’y a pas de vérité si Dieu ne s’exprime pas. La création est donc l’acte intellectuel suprême, par lequel l’être se pense ; elle est donc coéternelle à Dieu, nécessaire à Dieu, constituant Dieu en quelque façon : « Avant la création, Dieu n’a pas été Dieu. » Elle est contenue idéalement dans le Fils, et en définitive n’est pas différente de lui, et pour achever cette audacieuse interprétation de la trinité, disons que l’amour réciproque du Fils et du Père, de Dieu et du monde, amour qui naît, comme la volonté, d’une nécessité intellectuelle, et est attaché à la pensée, constitue le Saint-Esprit. Voilà en quel sens on peut résumer en une seule formule toutes les formes de panthéisme, et dire avec Eckart : « Dieu est tout et tout est Dieu. »