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P. Lamy, de l’Oratoire, chassé de sa chaire de philosophie, interdit de l’enseignement et de la prédication, à cause de son opiniâtre attache­ment aux principes de Descartes ; nommons encore le célèbre P. André, jésuite, chassé pour la même cause de collège en collège, puis enfin mis à la Bastille à la demande des chefs de son ordre. Çette persécution, qui se prolonge jusque dans les premières années du xvnr siècle, ne réussit pas, pour nous servir d’une expression du P. André, à décartésianiser la France. Pendant quelque temps elle arrêta, dans les collèges et les universités, l’enseignement de la philosophie nouvelle ; mais, en dehors des écoles, le carté­sianisme ne continua pas moins de se propager et de se développer dans le monde en toute liberté. Malgré ia censure prononcée par Rome contre le cartésianisme, les plus grands théolo­giens du siècle, les hommes les plus éminents par leur science et leur piété, tels qu’Arnauld, Bossuet, Fénelon, ne continuèrent pas moins d’être ouvertement cartésiens, tout comme les anathèmes du concile de Sens et les condamna­tions des papes n’avaient pas empêché, au moyen âge, Albert le Grand et saint Thomas d’Acjuin de commenter Aristote et de professer le peripatétisme. C’est, avec l’autorité de Descartes qu’Ar­nauld cherche le plus souvent à combattre Male­branche. Une partie du traité de l’Existence de Dieu de Fénelon n’est qu’une éloquente paraphrase du discours de la Méthode ; et quand Fénelon aban­donne Descartes, c’est pour suivre Malebranche. Enfin Bossuet. dans son traité de la Connaissance de Dieu et ae soi-même, expose et résume la plupart des principes métaphysiques et physiolo­giques de Descartes.

L’influence de Descartes n’embrasse pas seule­ment la philosophie, mais aussi la littérature de son siècle. C’est dans l’esprit et dans les principes du cartésianisme qu’il faut chercher l’explication des caractères les plus généraux de la grande lit­térature du siècle de Louis XIV. Descartes avait profondément séparé la philosophie de la politique et de la religion. La littérature du xvne siècle imite son exemple. Elle écarte soigneusement toutes les questions sociales et politiques en ce qui concerne les vérités de la foi ; elle est toujours pieuse et soumise ; en tout autre ordre d’idées, elle est pleine d’indépendance et de bon sens, elle a secoué tout respect superstitieux pour l’autorité des anciens ; elle n’accepte rien comme vrai dont la raison ne reconnaisse l’évidence. La littérature du xviie siècle doit encore à la philosophie de Descartes cette tendance fortement idéaliste et spiritualiste qu’elle manifeste dans ses produc­tions les plus diverses. C’est l’âme, et non pas le corps, qu’ont en vue les grands écrivains de ce siècle. Nul ne s’adresse exclusivement au corps, nul ne flatte les sens et les passions, nul ne finit à cette terre la destinée de l’homme. Tous, comme Descartes et d’après Descartes, distinguent l’âme du corps, tous placent dans l’âme et dans la pensée l’essence de l’homme, tous lui affirment une destinée par delà cette vie et par delà ce monde.

Dans les premières années du xvme siècle, le cartésianisme était ainsi parvenu au plus haut degré de sa splendeur et régnait en France sans contradiction. Cinq ans plus tard, tout était changé sur la scène philosophique ; le cartésia­nisme avait disparu, et il avait fait place à une philosophie entièrement opposée. Vers le com­mencement de la seconde moitié du xvme siècle, à peine reste-t-il, dans la philosophie et dans la science, quelques traces de cartésianisme ; à peine en est-il question, si ce n’est pour le tourner en ridicule et le reléguer parmi les chimères et les vieilles erreurs du passé, à l’égal de la philosophie scolastique. Comment, en un temps aussi court, une aussi grande révolution s’est-elle accomplie ?

Il faut l’attribuer sans doute à la part d’erreur que renferme le cartésianisme, part que nous signalerons à l’article Descartes. Mais, à côté de cette cause fondamentale, il en est d’autres accessoires dont il faut tenir compte. Ainsi, après avoir posé en principe la souveraineté de la raison et la règle de l’évidence, le cartésianisme était parvenu à un tel degré d’autorité et de puissance, qu’il menaçait de devenir à son tour un redoutable obstacle aux développements ul­térieurs de l’esprit humain. Les disciples de Des­cartes, comme ces péripatéticiens qu’ils avaient combattus, s’étaient mis à jurer sur la parole du maître. Il leur semblait qu’après Descartes, nul progrès nouveau ne fût possible, ni en physique ni en métaphysique. Descartes allait bientôt suc­céder à cette infaillibilité dont, pendant si long­temps, avait joui Aristote, et le cartésianisme en était déjà venu au point de consacrer l’im­mobilité en physique et en métaphysique, l’im­mobilité en toutes choses. Dès lors, il eut contre lui tous ceux qui pensaient que le dernier mot de la science n’avait pas été dit par Descartes. Mais ce sont surtout les grandes découvertes de Newton qui vinrent porter le coup mortel au cartésianisme. La fortune de la physique de Des­cartes n’avait été ni moins prompte ni moins éclatante que celle de sa métaphysique. L’hypo­thèse des tourbillons semblait avoir à jamais résolu tous les problèmes physiques et astrono­miques que présente l’étude du monde matériel. Or, au moment où cette grande hypothèse régnait en souveraine dans la science, voici que Newton découvre la loi de la gravitation universelle qui la renverse en ses fondements. En vain les car­tésiens voulurent-ils d’abord défendre l’hypothèse des tourbillons ; il fallut céder à l’évidence et reconnaître que Newton avait raison contre Descartes. Maupertuis, dans son ouvrage sur la figure des astres, a l’honneur d’introduire en France et d’adopter le premier, entre les savants français, la loi de la gravitation universelle. Après Maupertuis, c’est un adversaire plus habile et plus dangereux, c’est Voltaire, qui entre en lice contre les cartésiens. Dans ses éléments de physique, il attaque vivement l’hypothèse des tourbillons; il démontre son impuissance à ex­pliquer des faits dont l’explication simple et naturelle vient donner à la théorie de Newton la plus éclatante confirmation. L’ouvrage de Voltaire mettait à la portée de presque toutes les intelligences ce grand débat scientifique. Il était à la fois un modèle de clarté, de bon goût et de convenance. Désormais il fut impossible de soutenir l’hypothèse des tourbillons, qui périt tout entière avec Fontenelle, son dernier défen­seur. Mais la physique cartésienne ne tomba pas toute seule : dans la plupart des esprits, elle était étroitement associée avec la métaphysique ; elle l’entraîna dans sa chute. De la fausseté demontrée de la physique de Descartes, on conclut générale­ment à la fausseté de sa métaphysique, et^ elle fut enveloppée tout entière dans la même répro­bation.

C’est ainsi que, vers 1750, le cartésianisme fit place à une philosophie qui, certes, ne valait pas celle de Descartes, la philosophie de Locke ; mais s’il paraît mort dans la seconde partie du xvme siècle, il ressuscite, en quelque sorte, au xixe. Après avoir combattu et renversé le sem· sualisme, la philosophie de nos jours a renoué la chaîne des grandes traditions métaphysiques qu’avait rompue la philosophie superficielle du siècle