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de la rénovation de la philosophie et des sciences au xvne. Si Bacon a eu, dans le xvme siècle, des admirateurs qui ont fait sa part beaucoup trop grande, il a, de nos jours, des détracteurs qui la font beaucoup trop petite. Nous ne donnons point dans l’excès de ces détracteurs aveugles et passionnés. Bacon est un grand es­prit, ses ouvrages contiennent des vues fécondes et vraiment prophétiques sur l’avenir de la science, sur la méthode et le perfectionnement des sciences d’observation ; mais Bacon n’est pas un métaphysicien, il ne pose ni ne recherche le principe de la certitude, et, en dehors de la mé­taphysique, son nom ne se rattache à aucune de ces grandes découvertes par lesquelles Descartes a renouvelé les sciences et préparé tous leurs développements ultérieurs.

D’ailleurs, en fait, la question est tranchée par le peu d’influence qu’a exercé Bacon sur le xvne siècle. A peine est-il connu, à peine est-il cité par ses contemporains et par les savants et phi­losophes illustres qui parurent après lui. Mais si le xvne siècle connaît à peine Bacon, partout il porte l’empreinte profonde de la philosophie de Descartes. Voilà pourquoi nous avons donné le nom de cartésianisme au mouvement philosophi­que qui s’est accompli pendant cette grande pé­riode de l’histoire de la philosophie moderne.

Le principe de toute certitude, placé dans l’é­vidence, c’est-à-dire dans la raison, juge souve­rain du vrai et du faux ; le point de départ de la philosophie cherché dans l’observation du moi par lui-même ; la distinction de l’âme et du corps ; celle des idées innées ou naturelles et des idées acquises ; l’existence de Dieu démontrée par la notion même de l’infini ; la substance cor­porelle ramenée à l’étendue, et la substance in­tellectuelle à la pensée ; la conservation du monde assimilée à une création continuée ; et, par suite, une forte tendan e à concentrer toute activité dans la cause première:voilà les côtés les plus considérables de la doctrine de Descartes. Ce n’est point ici le lieu de développer ces divers principes et moins encore de les apprécier ; bor­nons-nous à indiquer la part qu’ils ont eue dans les destinées de la philosophie moderne.

De toutes les théories de Descartes, il n’en est pas qui ait exercé une influence plus générale que sa théorie sur le fondement de la certitude. A partir de Descartes, non-seulement la philoso­phie du xvne siècle, mais la philosophie moderne tout entière rejette le principe de l’autorité, qui, sous une forme ou sous une autre ; avait con­stamment dominé dans la philosophie du moyen âge, et ne reconnaît et n’accepte comme vrai que ce qui est évident. Les plus pieux métaphysiciens du xviie siècle tiennent aussi fermement pour ce principe que les philosophes les plus incrédules du xviir’, avec cette différence, toutefois, qu’ils distinguent sévèrement entre les vérités de la foi et les vérités de la raison, entre la théologie et la philosophie. Autant est faux et pernicieux, dans l’ordre de la foi, le principe de l’évidence; autant est faux ei pernicieux le principe de l’au­torité transporté dans l’ordre de la science et de la philosophie:voilà ce que répètent constam­ment Arnauld, Malebranche, Bossuet, Fénelon. Il faut donc reconnaître que Descartes a fait triompher d’une manière définitive en philosophie le critérium de l’évidence ou l’autorité souve­raine de la raison ; car c’est la raison qui juge de ce qui est évident ou n’est pas évident et, en conséquence, de ce qui est vrai ou faux.

La méthoae de Descartes a eu, à peu de chose près, la même fortune que sa théorie de la certi­tude. Descartes prend pour point de départ la pensée. Il la distingue rigoureusement de tout ce qui n’est pas elle, du corps et des organes. Il pose d’abord comme fait primitif, environné d’une évidence irrésistible, l’existence de la pensée, et c’est de l’existence de la pensée et de l’étude du moi qu’il tire ensuite l’existence de Dieu et du monde. On peut dire qu’ici encore l’influence de Descartes a été générale et décisive. En effet, si vous exceptez Spinoza tout entier absorbé par une autre tendance et quelques philosophes al­lemands de notre siècle, tous les philosophes mo­dernes partent du moi et de la pensée, tous s’ac­cordent à considérer le moi, non pas comme le terme, mais comme le point de départ nécessaire de la philosophie.

Non-seulement Descartes a posé dans l’étude du moi le point de départ de la philosophie, mais il a déterminé et appliqué la vraie méthode à suivre dans l’étude du moi. Il en a donné à la fois le précepte et l’exemple. Quel est ce pré­cepte ? 11 ne faut pas étudier le moi avec les yeux du corps, avec les sens, avec l’imagination qui emprunte toutes ses données aux objets ex­térieurs ; c’est avec l’âme qu’il faut étudier l’àme, avec la pensée qu’il faut étudier la pensée. La conscience et la réflexion peuvent seules nous informer de ce qui appartient au moi. Tous les phénomènes que les sens nous révèlent se passent dans la matière étendue et sont étrangers à l’es­prit. Voilà la vraie méthode psychologique que Descartes a nettement déterminée et appliquée avec profondeur dans les Méditations, qu’il a défendue victorieusement contre toutes les ob­jections de Hobbes et de Gassendi. Grâce à lui, cette méthode, qui est la seule vraie méthode psychologique^ a généralement triomphé dans la philosophie moderne. C’est par là que Locke, en particulier, se rattache au cartésianisme. Les his­toriens de la philosophie, qui ont placé Locke en dehors du mouvement cartésien, se sont, en gé­néral, trop préoccupés de la polémique contre les idées innées, et n’ont pas assez remarqué que Locke applique à l’entendement humain cette même méthode dont Descartes a donné le pré­cepte et l’exemple.

Par un antre côté de sa philosophie, la Théorie des idées innées, Descartes a frayé la voie à ses successeurs sur d’importantes vérités. La doctrine de Malebranche sur la raison est sans nul doute supérieure à la doctrine cartésienne, qui se bor­nait à reconnaître l’existence des idées innées, et qui n’en déterminait ni les caractères, ni l’ori­gine, ni la nature. Cependant Descartes a démon­tré que nous ne pouvons avoir l’idée de l’impar­fait et du fini sans avoir en même temps l’idée du souverainement parfait et de l’infini. Contre Hobbes et Gassendi, il a établi que cette idée de l’infini est irréductible à l’idée de l’indéfini et à toute autre idée dérivée de l’expérience et de la généralisation. Il s’ensuit que l’existence de l’Être infini ou de Dieu est implicitement contenue dans l’idée que nous en avons, et il a fondé sur cette idée la vraie preuve de l’existence de Dieu, et par là il a préparé la théorie de Malebranche.

Il y a une raison universelle qui éclaire tous les hommes ; cette raison est en nous, mais elle n’est pas nous ; elle ne vient pas de nous, elle est la sagesse, le Verbe de Dieu même, avec qui nous sommes constamment unis par l’idée de l’infini, et en qui nous voyons toutes les vérités éternelles et absolues ; voilà l’essence de tous les admirables développements renfermés dans les ouvrages de l’auteur de la Recherche de la vérité sur la nature de la raison. Or le germe de toute cette théorie n’est-il pas contenu dans ce que Descartes a établi d’une manière si solide rela­tivement à l’idée de l’infini ? La théorie de Male­branche a été suivie à son tour par Bossuet et