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en quatre livres, où il traite successivement des principes communs des choses, des cinq corps simples, des mixtes imparfaits ou météores, et enfin de l’âme. Ce n’est qu’un extrait fort clair du système d’A­ristote sur ces grands objets, et il le tire, avec une sagacité qui pouvait être mieux employée, de la Physique, du traité du Ciel, de la Météo­rologie et du traité de l’Ame. Le second ouvrage de Charpentier qu’on peut citer est plus impor­tant que celui-ci : c’est sa traduction, avec com­mentaires, du petit traité d’Aicinoüs sur le sys­tème de Platon. C’est pour lui une occasion de comparer Aristote et Platon sur toutes les par­ties de la philosophie ; et il établit cette com­paraison avec une érudition étendue et très-solide, qui peut encore éclairer les études de notre temps. Sa préface surtout est remarquable, et elle sera toujours lue avec grand profit par ceux qui voudront traiter cet inépuisable sujet. A la suite de chacun des chapitres d’Alcinoüs, des remarques parfaitement classées, et rédigées avec un ordre fort rare à cette époque de science un peu confuse, expliquent toutes les difficultés du texte, et servent à en éclaircir le résumé, qui est lui-même concis et substantiel. Charpentier y déploie des connaissances très-profondes et trèsexactes. L’histoire de la philosophie comptait certainement alors fort peu de savants qui la connussent aussi bien ; et Ramus, sur ce point, était loin de valoir son adversaire. De plus, Charpentier, tout péripatéticien qu’il est, sait rester parfaitement juste envers Platon, et il n’hésite pas, sur quelques-uns des points les plus graves, à lui donner tout avantage sur Aris­tote, notamment en ce qui concerne l’immortalité de l’àme. Ce livre, quoique très-bien composé, est entremêlé de digressions au nombre de douze, dans lesquelles Charpentier, à propos, il est vrai, des questions traitées par Alcinoüs, revient à ses querelles personnelles, et expose aussi ses propres opinions sur quelques-uns des plus grands pro­blèmes de la science, les idées et les universaux, l’immortalité de l’âme, le destin, le libre ar­bitre, etc. Il défend, dans l’une entre autres, le dieu d’Aristote contre la théodicée de Platon, et il s’appuie même sur les dogmes chrétiens pour soutenir la doctrine péripatéticienne.

La première de ces digressions est consacrée à sa méthode, question fort controversée entre Ramus et lui ; et, à cette occasion, il reprend toute la lutte antérieure et en raconte les phases. Il remonte jusqu’au fameux arrêt royal du

  1. mars 1543, époque à laquelle il n’avait luimême que dix-neuf ans ; il cite cet arrêt tout entier avec la sentence du Parlement, et les sentences non moins graves que tous les savants français et étrangers avaient portées contre les audaces de Ramus. Après cette interruption, qui n’a pas moins de 132 pages, l’auteur reprend son commentaire précisément au point où il l’a laissé ; et de la note 4, où il avait quitté Alcinoüs pour Ramus, il passe à la note 5, où il continue et achève sa pensée. Les autres digressions sont conçues sur un plan tout pareil ; et de même que la première est dédiée au cardinal de Lor­raine, les autres le sont à quelques-uns des per­sonnages dont Charpentier avait obtenu la pro­tection ou l’amitié. Ce sont, en quelque sorte, des repos et des distractions que l’auteur donne à sa propre pensée et à ses lecteurs ; et, chose assez singulière, cette étrange façon de composer un livre n’ôte rien à la clarté et à l’unité de celui-là. Le ton de la polémique contre Ramus est celui d’une ironie qui ne se lasse point un seul instant. Ramus y est rarement désigné par son nom personnel. Il y est appelé Logodædalus,

DICT. PHILOS.

et le plus souvent Thessalus, du nom d’un mé­decin contre lequel Galien avait autrefois dirigé des sarcasmes non moins amers. Le commentaire sur Alcinoüs est suivi d’une lettre où l’auteur répond aux attaques de Ramus, qu’un premier pamphlet avait fait sortir d’un silence gardé depuis près de vingt ans. Charpentier, en se dé­fendant, affirme qu’il n’a pas été le premier agresseur, qu’il a même jadis rendu des services à celui qui le provoque. Et dans une seconde lettre, datée de janvier 1571, il avertit Ramus de prendre garde à l’issue que ses invectives pour­raient bien avoir un jour. Nulla animi atten­tione consideras quis tuarum contentionum exitus esse possit. Est-ce un sinistre présage ? et ces paroles que l’aigreur de la polémique a peutêtre seule inspirées, indiquent-elles déjà la dé­plorable vengeance sous laquelle Ramus suc­combait dix-huit mois plus tard ? Qui pourrait le dire ? En terminant l’édition de son Alcinoüs, qui est de 1573, Charpentier lui-même parle de la mort de son ancien adversaire, et il n’a pas un mot pour le plaindre. Il rejette sur les dés­ordres du temps le retard apporté dans ses tra­vaux ; mais il s’applaudit de cette nouvelle lu­mière, qui, au mois d’août dernier, s’est levée sur la religion chrétienne, de même qu’il félicite le roi et les Guise dans sa dédicace : « Puis est venue s’y joindre la mort inopinée de Ramus et de Lambin. Ils sont morts tous deux comme je mettais la dernière main à mon ouvrage, dont la plus grande partie était dirigée contre eux, non sans quelque aigreur venue de la discussion. Je me suis pris à craindre de sembler combattre contre des ombres ou me réjouir insolemment de leur mort, qui m’a ôté, je l’avoue, les plus vifs aiguillons à la culture assidue des lettres. » Bien qu’il avoue qu’il a été sur le point de sup­primer cette seconde édition, ce n’est pas le lan­gage d’un homme qui comprend ou qui prévoit l’affreuse responsabilité qui va peser sur lui. A côté de ce souvenir si peu généreux donné à son adversaire, il soufTrait qu’un de ses collègues, Duchesne, insultât la mémoire de Ramus dans une de ces pièces de vers que l’usage du temps exigeait en tête des ouvrages les plus sérieux. Duchesne se moque de la tombe que Thessalus a trouvée dans la Seine, toute digne qu’elle était de lui ; et Charpentier place cette atroce épigramme au frontispice de son Alcinoüs. Mais, d’un autre côté, il ne faut pas oublier que cet Alcinoüs est dédié au cardinal de Lorraine, qui, protecteur de Charpentier, l’avait été jadis aussi de l’infortuné Ramus. Charpentier mourait lui-même, l’année suivante, de phthisie, el à peine âgé de cinquante ans.

On peut distinguer encore parmi ses ouvrages ses Animadversiones in libros tres dialecti­carum institutionum Petri Rami : c’est le plus important de ses travaux logiques ; il est de 1555. Charpentier occupait déjà des fonctions assez élevées dans l’Académie de Paris ; il se plaint des provocations de Ramus, et ce n’est qu’à grand’peine qu’il se décide à lui répondre. Il le l’ait d’ailleurs avec une sorte de modération ; et, reprenant une à une ses assertions prin­cipales, il lui en démontre la fausseté avec une érudition et une science certainement très-supérieures. Avant ce combat public, les deux adver­saires avaient discuté ces règles d’abord devant l’Académie, puis devant le cardinal de Lorraine, qui s’était porté modérateur entre eux. Ce qui indigne surtout Charpentier c’est que Ramus veut enseigner la logique aux jeunes gens en moins de deux mois. Qu’aurait-il dit s’il avait su que, plus tard, les écrivains de Port-Royal en pré­tendraient réduire l’étude à quatre ou cinq jours  ?

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