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toujours prêt à blesser même ses meilleurs amis (de Vita propria, c. XII). Nous ajouterons que le tableau qu’il nous a laissé lui-même de ses habi­tudes et de ses mœurs n’est pas propre à démentir ce jugement. Croit-on que ce soit l’amour de la vérité qui lui fait tenir un tel langage ? Mais le même homme ne recule pas devant les plus grossiers mensonges. Il se vante de posséder plusieurs langues sans les avoir jamais apprises, et toutes les sciences sans les avoir étudiées ; il s’attribue le don surnaturel de connaître l’avenir, de voir en plein jour le ciel semé d’étoiles, d’entendre ce qu’on dit de lui en son absence, et de tomber en extase à volonté. Enfin il nous assure avoir eu, comme Socrate, un génie fa­milier. S’il s’élève quelquefois à la hauteur du génie, si les aperçus les plus originaux et les plus profonds ne manquent pas dans ses écrits, d’ailleurs si variés, plus souvent encore il tombe au-dessous du vulgaire bon sens dans les su­perstitions les plus décriées, dans des actes qui touchent à la folie. Il croit aux songes, à la di­vination, aux amulettes, à l’astrologie judiciaire ; il fait des horoscopes parmi lesquels il faut compter celui de Jésus-Christ ; et malgré les éclatants dé­mentis qu’il reçoit des événements, il persiste dans sa chimère. Quant à la folie, comment ne point la reconnaître dans le trait suivant : il ne pouvait pas, nous assure-t-il, se passer de souffrir, et quand cela lui arrivait, il sentait s’élever en lui une telle impétuosité, que toute autre douleur lui semblait un soulagement. Aussi avait-il l’ha­bitude, dans cet état, de mettre son corps à la torture jusqu’à en verser des larmes, et la pensée même du suicide venait plus d’une fois se pré­senter à son esprit. Ce n’est pas seulement la raison, mais aussi la pudeur qui se trouve blessée, lorsque arrivé presque au terme de son existence il compte sérieusement au nombre de ses plus grands malheurs l’état d’impuissance où il a vécu jusqu’à l’âge de trente ans. Qui oserait s’attendre ensuite à rencontrer à côté d’un regret si ex­traordinaire ces nobles et touchantes paroles : « J’aime la solitude ; car, lorsque je me trouve seul, je suis plus qu’en tout autre temps avec ceux que j’aime ; je veux dire avec Dieu et avec mon bon génie » ? La vérité est que Cardan avait souvent des élans presque mystiques, et son esprit s’était nourri de la lecture de Platon, de Plotin et d’autres écrivains du même ordre (de Vita propria, c. XVIII). Mais là ne se bornait pas son érudition philosophique. Il connaissait aussi Aristote, Avicenne, Alexandre d’Aphrodise, mais surtout Galien, qu’il cite à chaque pas dans le texte grec. Nous avons cru devoir insister sur ces détails, parce que la personne de Cardan ne nous paraît pas moins intéressante pour la science de l’esprit humain, que ses idées et ses doctrines.

Les opinions philosophiques de Cardan sont inséparables de ses vues générales sur la nature et la composition de l’univers. Elles ne sont pas toujours très arrêtées ni parfaitement conséquentes dans les détails ; cependant elles offrent dans leur ensemble un caractère d’incontestable unité. Le fond en est souvent ancien et visible­ment emprunté d’ailleurs ; mais les développe­ments auxquels elles donnent lieu, et les idées accessoires qui s’y rattachent, ne manquent ni d’originalité ni de profondeur. En voici à peu près la substance.

Ce qu’on appelle la nature n’est pas un principe à part dans l’univers, ni une force distincte ayant ses attributions propres : c’est l’ensemble des êtres et des choses ; c’est l’univers lui-même.

Il faut distinguer dans l’univers trois principes, trois choses éternelles et également nécessaires, sans lesquelles aucune autre ne saurait exister, à savoir : l’espace, la matière et l’intelligence ou l’âme du monde. Quelquefois ces principes sont portés au nombre de cinq, lorsqu’on y ajoute le mouvement et qu’on distingue l’âme du monde de l’intelligence. Mais cette distinction, comme nous le verrons bientôt, est aux yeux de Cardan une pure abstraction ; et quant au mouvement, il n’est que l’une des fonctions de l’âme univer­selle.

L’espace, c’est ce qui contient les corps ; mais il ne contient pas l’univers, y étant lui-même contenu. Il est éternel, immobile, immuable, et n’existe nulle part sans corps ; en d’autres termes, il n’y a pas de vide dans la nature. Sur ce point Cardan a devancé Descartes.

La matière est éternelle comme l’espace, qu’elle remplit partout ; mais elle n’est ni immobile ni immuable ; elle passe, au contraire, incessamment d’une forme à une autre par l’intermédiaire de deux qualités primordiales : la chaleur et l’humi­dité. La chaleur est, non pas le principe, mais l’organe, l’instrument du mouvement, et le véhi­cule de la vie ; c’est au moyen de la chaleur que l’âme ou le principe de la forme agit sur la matière ; et que les éléments de la matière se décomposent et se réorganisent, pour passer de la vie à la mort et de la mort à la vie. L’humidité, au contraire, est l’instrument de la résistance et la condition de l’inertie. La matière avec ses deux qualités opposées, étant un principe néces­saire des choses, on ne peut pas dire qu’elle soit un mal : elle n’est que le moindre et le dernier des biens ; et ceux-ci ne sont pas détruits, mais diminués par sa présence.

Il n’est pas un corps, pas une portion de ma­tière qui puisse être conçue sans forme. Toute forme est essentiellement une et immatérielle, c’est-à-dire une âme ; par conséquent tous les corps, même les plus insensibles en apparence, sont des êtres animés. D’ailleurs, tous les corps sont susceptibles de mouvement, et le mouve­ment ne peut s’expliquer que par une force immatérielle. Encore bien moins peut-on ex­pliquer sans un principe pareil la sensibilité, l’instinct et l’intelligence. Mais toutes les âmes particulières ne sont que des fonctions ou des attributions diverses d’une âme universelle, c’est-à-dire de l’âme du monde (de Natura, 3e partie, ch. II).

L’âme du monde est à la nature entière ce que notre âme particulière est à notre corps, et Cardan n’hésite pas à citer pour son propre compte ces vers fameux :

Spiritus intus alit totumque infusa per orbem Mens agitat molem et magno se corpore miscet. Toutes les formes des êtres, toutes les âmes par­ticulières sont renfermées en puissance dans l’âme unique et universelle, comme tous les nombres sont renfermés dans la décade. Pour les produire hors de son sein et donner naissance aux créatures innombrables dont l’univers est peuplé, il lui suffit de se montrer elle-même et de se développer dans toute l’étendue de sa puissance. On peut la comparer à la lumière du soleil, qui, bien qu’une dans son essence et toujours la même, ne laisse pas d’apparaître à nos yeux sous une diversité infinie d’images (ubi supra). Le rapport des âmes particulières à l’âme universelle peut aussi se comprendre par ce qui se passe entre les vers et la plante dont ils se nourrissent et sur laquelle ils vivent. Or, il est évident que la plante et les vers, quoique parfaitement distincts par la forme, ne sont pourtant qu’une seule et même substance. Seulement il ne s’agit ici que d’une substance relative et mortelle, tandis que les âmes jouissent de l’immortalité comme le principe dont elles