Page:Franck - Dictionnaire des sciences philosophiques, 1875.djvu/258

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
CARD
CARD
— 236 —

pour voir la vérité, pour la constater, l’apprécier, et nous en servir, les voit, les reconnaît, les apprécie, les juge et les affirme telles. » Peut-être ne se doute-t-il pas qu’en parlant ainsi, il est plus rapproché de Kant que de Laromiguière. Enfin il proclame bien haut, et démontre par des preuves sérieuses, l’activité essentielle du moi : il pense, comme Maine de Biran, que nous aper­cevons, par un sentiment immédiat, nos actes dans leur rapport avec la force personnelle qui les produit ; nous nous percevons à la fois comme cause et comme effet ; le même moi, qui modifie, est modifié. C’est même par suite de cette con­naissance primitive que nous pouvons conclure de nos sensations à l’existence des objets ; quand les corps extérieurs agissent sur nos organes nous éprouvons le contre-coup de cette action. Nous avons alors comme la moitié d’un fait que par le sens intime nous percevons tout entier ; nous sommes simplement effet, et non plus cause ; nous jugeons que la cause n’étant pas en nous est au-dessous, et ainsi nous formons la conception de l’extérieur. Ces idées n’ont rien de bien neuf ; mais elles ne sont pas ordinaires dans un système qui s’annonce dès le début, comme une interprétation de l’expérience. Elles sont accompagnées d’observations qui depuis ont été produites comme nouvelles ; de Cardaillac pré­tend que l’acte par lequel nous rapportons nos sensations à l’organe est une pure illusion, mais une illusion instructive ; il distingue des sen­sations qui échappent à la conscience, et ne lais­sent pas que d’agir sur nos jugements et nos actes ; il sait que toute sensation est composée de ces éléments inaperçus ; il comprend l’impor­tance de l’association des idées, en résume les lois avec une précision que les psychologues anglais n’ont pas dépassée, et ramène la mémoire à une sorte d’habitude. Il mériterait d’être plus connu, et son livre est un de ceux qu’on doit avoir lu. Oublié en France, il est apprécié à l’étranger. Hamilton, si bon juge en matière de psychologie, en cite plusieurs passages, et plus souvent encore il en adopte les idées pour son propre compte. Les Études élémentaires de phi­losophie ont été publiées à Paris en 1830 (2 vo­lumes in-8).

E. C.

CARDAN. Ce nom, que l’on rencontre dans l’histoire de toutes les sciences, qui partout éveille le souvenir du génie mêlé aux plus déplo­rables aberrations, n’appartient pas moins à l’histoire de la philosophie, où il se montre en­touré des mêmes ombres et de la même lumière. Mais s’il existe des travaux importants et conçus dans un esprit d’impartialité sur Cardan consi­déré comme médecin, comme naturaliste, comme mathématicien, il reste encore à l’étudier comme philosophe : car, parmi ceux qui avaient mission de le juger sous ce point de vue, pas un seul ne l’a pris au sérieux, ou peut-être n’a osé aborder les 10 volumes in-folio et les deux cent vingt-deux traités sortis de son intarissable plume, dont le besoin augmentait encore la fécondité. Bayle ne lui a consacré qu’un article biogra­phique ; Brucker semble avoir eu pour but de ne recueillir de lui que les opinions les moins sen­sées ; et Tennemann, même dans son grand ou­vrage, daigne à peine lui accorder une mention.

Jérôme Cardan naquit à Pavie, le 24 septem­bre 1501. Son père était un jurisconsulte dis­tingué, fort instruit dans les sciences mathé­matiques, dont il enseigna à son fils les premiers éléments, et sa mère, à ce que l’on soupçonne d’après quelques aveux échappés à Cardan lui-même, n’était point mariée ; elle chercha même à se faire avorter pendant qu’elle le portait dans son sein. Quoi qu’il en soit, Cardan fut élevé dans la maison de son père, et, sans nous arrêter à toutes les circonstances extraordinaires dont il remplit le récit de ses premières années, nous dirons qu’à vingt ans il suivit les cours de l’Université de Pavie. Deux ans plus tard, il y expli­quait les Éléments d’Euclide. En 1524 et en 1525, il étudiait à Padoue, où il prit successi­vement les grades de maître ès arts et de docteur en médecine. La profession de médecin, qu’il avait embrassée malgré les vœux de son père, lui fournissant à peine les moyens de subsister, il retourna à ses premières études, et fut nommé, vers l’âge de trente-trois ans, professeur de ma­thématiques à Milan. Mais, à peine élevé à ce poste, il voulut de nouveau tenter la fortune par l’exercice de la médecine, et cet essai fut pour lui aussi malheureux que la première fois. Il aurait bien pu, dans ce temps, devenir professeur de médecine à l’Université de Pavie ; malheu­reusement il ne voyait pas d’où l’on tirerait ses honoraires ; et, déjà marié, à la tête d’une fa­mille, il n’était pas dans un état à offrir à la science un culte désintéressé. Sa réputation paraît mieux établie que sa fortune ; car, en 1547, le roi de Danemark lui offrit, à des conditions très-avantageuses, d’être le médecin de sa cour. Cardan refusa, craignant, dit-il, les rigueurs du climat, et, ce qui est plus étonnant de la part d’un homme comme lui, la nécessité de changer de religion. Quelques années plus tard, il fut appelé en Écosse par l’archevêque de Saint-André, qu’il se vante d’avoir guéri, par des moyens à lui seul connus, d’une maladie de poitrine jugée incurable. Après avoir successivement, et à di­verses reprises, enseigné la médecine à Milan, à Pavie et à Bologne, il s’arrêta dans cette der­nière ville jusqu’en 1570. Alors, pour un motif que ni Cardan ni ses historiens n’ont indiqué bien clairement, il fut jeté en prison, puis con­damné, au bout de quelques mois, à garder les arrêts dans sa propre maison. Enfin, devenu complètement libre en 1571, il se rendit à Rome, où il fut agrégé au collège des médecins, et pen­sionné par le pape jusqu’au moment de sa mort, arrivée le 15 octobre de l’an 1576, onze jours après qu’il eut mis la dernière main à l’ouvrage intitulé de Vita propria. C’est de ce livre, émi­nemment curieux, tenant à la fois du journal, du panégyrique et des confessions, que sont tirés tous les faits qui précèdent. Nous ajouterons, pour les rendre plus complets, qu’outre la misère et la persécution, Cardan eut à supporter des malheurs domestiques de la nature la plus hu­miliante et la plus cruelle : un de ses fils mourut sous la hache du bourreau, convaincu d’avoir empoisonné sa femme ; un autre l’affligeait par une telle conduite, qu’il se vit obligé de solliciter lui-même son emprisonnement.

Mais ce n’est pas assez de connaître les événe­ments qui composent la vie extérieure de Cardan ; il faut avoir une idée de son caractère, de sa physionomie morale, une des plus bizarres qu’on puisse se représenter, et que nul n’aurait imaginée si elle n’avait pas existé réellement. On peut dire sans exagération qu’il réunissait en lui les éléments les plus opposés de la nature humaine. D’une vanité sans mesure, qui perce dans chaque ligne de ses écrits, qui le porte à compter sa propre naissance parmi les événements les plus mémo­rables du monde, et à se regarder comme l’objet d’une protection miraculeuse de la part du ciel, il parle de lui en des termes qui, dans la bouche d’un autre, pourraient sembler d’atroces calom­nies. Il était, s’il faut l’en croire, naturellement enclin à tous les vices, et porté vers tout ce qui est mal : colère, débauche, vindicatif, joueur, impie, intempérant en actions et en paroles,