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puissantes et fut accusé de magie et d’hérésie. Aux haines et aux défiances religieuses, vinrent encore s’ajouter les haines et les défiances poli­tiques, car on l’accusait en même temps d’avoir conspiré contre la domination espagnole, qui pesait alors sur sa patrie. L’accusation était-elle vraie ? c’est un point sur lequel les biographes ne sont pas d’accord. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’il fut traduit devant les tribunaux du royaume de Naples, pour cause de crime contre l’État et contre l’Église, et sept fois soumis aux cruelles tortures de la question ordinaire et extraordi­naire. Il échappa à la mort ; mais, condamné à une prison perpétuelle, il demeura enfermé pen­dant vingt-sept ans dans un cachot et supporta avec courage cette longue et cruelle captivité. Dans la préfacé de l’un de ses ouvrages (Phi­losophia realis), il remercie le ciel de l’avoir ainsi enlevé à toutes les distractions du monde, pour travailler dans’le silence et la solitude au perfec­tionnement de la science. Il se félicite d’avoir été arraché au monde de la matière, et d’avoir pu vivre dans le monde bien plus vaste de l’esprit. Enfin, le pape Urbain VIII, ami des lettres, le réclama comme suspect d’hérésie et le fit trans­porter à Rome sous prétexte de le faire juger par l’inquisition. En réalité il le laissa complète­ment libre. Mais le gouvernement espagnol, acharné à sa perte, allait le ressaisir par la main de ses agents, lorsque, de connivence avec Ur­bain VIII, le comte de Noailles, ambassadeur du roi de France, le fit évader et partir pour la France. Il fut accueilli avec la plus grande bonté par Louis XIII et le cardinal de Richelieu, et vécut à Paris d’une pension que lui assura le cardinal, récompensant en lui non le philosophe, mais l’ennemi de la puissance espagnole.

De même que Telesio, il a combattu toute sa vie, et dans presque tous ses ouvrages, l’autorité d’Aristote. Il traite spécialement cette question dans les premiers chapitres de la Philosophia realis. Il expose longuement les raisons pour et contre ; et il conclut que ; sur certaines questions il est de toute nécessite, pour le salut et la foi, de rompre avec le philosophe grec ; que sur d’au­tres il est utile, et sur un grand nombre, avanta­geux de se mettre en contradiction avec lui. Campanella diffère de Pomponace et de Vanini par une tendance au mysticisme qui s’allie en lui à l’étude des phénomènes et des lois de la nature. Dieu, selon Campanella, est la vérité ; c’est de Dieu que vient toute vérité, et les hommes sans lui ne sau­raient la trouver. Pour arriver à la vérité, il faut donc s’adresser à Dieu, qui nous la découvre de deux manières : 1° en nous mettant sous les yeux le livre de la nature dans lequel on lit par l’ob­servation et l’induction ; 2“ en nous révélant les choses par l’inspiration directe et interne ou par les prophètes.

Campanella semble s’être fait de la métaphysi­que une idée plus juste et plus profonde que la plupart de ses prédécesseurs et même de ses con­temporains. Il la divise en trois parties. La pre­mière a pour objet la recherche des principes de la connaissance ; la seconde, la recherche des principes de l’existence ; la troisième, la recherche des principes de l’action. Il traite la première partie par une longue et savante énumération des diverses objections que les sceptiques ont imaginées contre la valeur des témoignages de la raison humaine. A ces objections il oppose principalement le témoignage irrécusable de la conscience, qui nous atteste que nous sommes des êtres doues d’intelligence et de volonté. Mais c’est surtout dans la seconde partie de la méta­physique que Campanella fait preuve de force et de profondeur Qu’est-ceque l’être, quels sont scs principes constitutifs ? Comment du développe­ment de ces principes sortent tous les êtres par­ticuliers et contingents dont l’univers se compose ? Voilà les principales questions qu’il se pose, et voici comment il les résout.

Il y a deux principes de toutes choses, l’être et le néant. L’être n’est autre chose que Dieu luimême et le néant n’est que la privation, la limite de l’être. L’être se manifeste par trois puissances essentielles et primordiales : la force, la sagesse et l’amour. Ces trois puissances essentielles de l’être infini se trouvent à des degrés différents dans tous les êtres finis, qui tous émanent de l’être infini. En tant qu’êtres, ils ont aussi tous pour es­sence, la force, la sagesse, l’amour ; mais en tant qu’êtres finis, ils ont aussi pour essence la pri­vation de la force, de la sagesse et de l’amour. Ils participent de l’impuissance, de l’inintelli­gence, de la haine, qui sont, pour ainsi dire, les qualités essentielles du néant. Ce défaut, cette privation se retrouvent à des degrés différents dans tous les êtres. Dieu seul, en tant qu’être in­fini, est exempt de toute privation, de toute im­perfection, de toute limite. A des degrés différents et sous des formes différentes, Campanella re­trouve dans tous les êtres, ces trois attributs es­sentiels de l’être, et il admire quelle lumière vient jeter sur la science cette trinité mystérieuse. Placé à ce point de vue, Campanella a soutenu que tous les êtres, les plantes, les minéraux euxmêmes, étaient doués de sentiment et d’amour en une certaine mesure. Il a développé spéciale­ment cette idée dans le de Sensu rerum.

A peu près à la même époque où Bacon tra­vaillait au de Augmentis et ae Dignitate scien­tiarum, Campanella essayait aussi de faire une classification des connaissances humaines. Sans doute, dans cette classification, Campanella est loin d’avoir déployé le même génie que Bacon : il n’a pas, comme lui, marque du doigt sur la carte du monde intellectuel les pays qui étaient encore à découvrir ; il n’a pas montré cette même fécondité, cette même justesse et cette même grandeur d’aperçus sur l’avenir de la science ; mais il faut néanmoins reconnaître que les bases de la classification de Campanella sont meilleu­res que les bases de la classification de Bacon. En effet, Campanella a entrepris de diviser les sciences par rapport à leur objet, tandis que Bacon les divisait d’après un point de vue plus vague et plus arbitraire, d’après leur sujet, c’està-dire d’après les diverses facultés intellectuelles qui concourent à leur formation. Les sciences, d’après leur objet, se divisent, selon Campanella, en sciences divines et sciences humaines, ou bien en théologie et en micrologie. Au-dessus de la micrologie et de la théologie se place la mé­taphysique, qui embrasse également les prin­cipes communs à ces deux classes de sciences. La micrologie présente deux grandes divisions : la science naturelle et la science morale. Les principales divisions de la science naturelle sont la medecine, la géométrie, la cosmographie, l’astronomie, l’astrologie. La science morale se divise en éthique, politique, économique. La rhétorique et la poétique sont des sciences auxi­liaires des sciences morales. Parmi les sciences appliquées, Campanella, conformément aux idées de son temps, place la magie, qu’il divise en ma­gie naturelle, magie angélique et magie diabo­lique.

CAMPCAMP= 2S3 « = Pour achever de faire connaître l’esprit original et novateur de Campanella, il faut donner une idée de sa Cité du Soleil. Dans cet opuscule remarquable, on trouve plusieurs principes de nos utopistes modernes. Le gouvernement de la cité du Soleil découle des principes métaphysi­