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ne se senl.it pas plutôt libre du joug que toutes ses forces s’etaient employées à secouer, que le goût de l’étude se réveilla chez lui avec une sorte de fureur. Peu assidu aux leçons de ses profes­seurs de logique et de physique, il lisait Locke et suivait les cours de Brisson ; en même temps il reprenait en sous-œuvre les différentes parties de son éducation première. Deux années s’écou­lèrent ainsi dans la société des classiques grecs, latins et français.

A l’âge de seize ans, il se livre à des mains étrangères, et va par mer chercher un pays qu’on lui représentait comme à demi sauvage, c’est-àdire la Pologne : c’était en 1773, à l’epoque du premier démembrement de ce malheureux royau­me. Il n’y resta que deux années ; à dix-huit ans il était de retour à Paris, et y cultivait la société de quelques gens de lettres ; il se lia plus parti­culièrement avec le poëte Roucher : celui-ci lui inspira le goût des vers. L’Académie française avait alors proposé, pour sujet de prix, la traduc­tion de quelques fragments de Y Iliade en vers français ; Cabanis envoya au concours deux mor­ceaux qui, dit on, ne furent pas même remarqués. Roucher en a depuis inséré quelques passages dans les notes du poëme des Mois.

Ces succès de société ne pouvaient assurer à Cabanis une existence honorable et indépendante ; sa santé, naturellement délicate, s’était altérée ; son père le pressait de choisir une profession utile, il se décida pour la médecine. Son premier maî­tre fut Dubreuil ; il ne devint jamais ce qu’on ap­pelle un praticien, bien que plus tard il ait été nommé professeur de clinique ; les généralités de la science convenaient mieux à son esprit, et d’ailleurs ses liaisons avec les derniers représen­tants des doctrines philosophiques du xviii’siè­cle donnèrent à ses études une direction toute en dehors de la pratique médicale : la faiblesse de sa santé ne lui aurait guère permis, non plus, d’affronter les fatigues et les inquiétudes qu’en­traîne nécessairement une grande clientèle.

Après avoir terminé toutes ses études médica­les, Cabanis, pour trouver du repos, sans s’éloi­gner de Paris, s’était retiré à Auteuil : c’est là qu’il fut admis dans la société de Mme Helvétius et dans l’intimité, par conséquent, des hommes les plus célèbres de l’époque ; il y retrouva Turgot, et y fit la connaissance ae Diderot, de d’Alembert, Thomas, Condillac et celle au baron d’Holbach ; il y vit Jefferson et Franklin. A peu près à la même époque il fut présenté à Voltaire par Turgot ; le vieillard de Ferney était venu à Paris pour ÿ faire jouer sa tragédie d’Irène ; Ca­banis lui soumit quelques morceaux de sa tra­duction de YIliade, et en obtint quelques encou­ragements ; il eut cependant le bon esprit de reconnaître qu’il n’était pas né pour ce genre de composition, et fit ses adieux a la poésie dans une imitation libre du serment d’Hippocrate in­titulé : Serment d’un médecin.

Cependant la révolution approchait. Cabanis l’avait d’abord appelée de tous ses vœux, et s’était lié d’une amitié assez étroite avec l’un des plus grands personnages de cette époque, avec Mira­beau. Cabanis partageait toutes les idées de ce grand orateur, et il s était associé à quelques-uns de ses travaux : c’est à lui que Mirabeau dut son travail sur l’instruction publique. Dans sa dernière maladie, Mirabeau s’était confié aux soins de Ca­banis. Les versions les plus contradictoires ont été répandues sur la nature des graves accidents qui s’etaient déclarés chez Mirabeau : Cabanis n’y a vu qu’une péricardite suraiguë, et il en a publié la relation, en 1791, sous le titre de Journal de la maladie et de la mort d’IIor.-Gabr.-Vict. Biquelti de Mirabeau.

Cabanis s’était lié, et plus étroitement encore, avec un savant illustre devenu aussi l’un des prin­cipaux personnages de la révolution : nous vou­lons parler de Condorcet, qui rivalisa de talents et de malheurs avec les Girondins ; Cabanis lui rendit le dernier service qu’un philosophe de son école pouvait rendre à un philosophe en d’aussi grandes calamités. Quand la tourmente révolu­tionnaire en vint à menacer les hommes les plus purs, Condorcet se fit donner par son ami Caba­nis un morceau d’extrait de stramonium, poison bien plus actif que la ciguë, à l’aide duquel ce philosophe mit fin à ses jours dans la nuit qui suivit son arrestation. « Je ne leur demande qu’une nuit, » disait Condorcet, tant cet infortuné était sûr d’échapper ainsi à l’échafaud.

Cabanis recueillit les derniers écrits de Con­dorcet ; il épousa plus tard sa belle-sœur, Char­lotte Grouchy, sœur du maréchal de ce nom. Pen­dant la Terreur, il s’était exclusivement livré à la pratique de son art et, pour s’effacer davan­tage, il s’était fait attacher au service médical d’un hôpital. C’est dans cet asile de la douleur et sous la livrée de la misère qu’il trouva le moyen de sauver une foule de malheureux pros­crits.

Après le 9 thermidor, en l’an III, Cabanis com­mença sa carrière publique ; il fut nommé pro­fesseur d’hygiène à l’École centrale de Paris ; en l’an IV, il fut élu membre de l’institut national, classe des sciences morales et politiques, section de l’analyse des sensations et des idées ; en l’an V, il fut nommé professeur de clinique à l’École de santé, et, en l’an VI, représentant du peuple au Conseil des Cinq-Cents.

Cabanis ne fut pas étranger au mouvement du 18 brumaire, et plus tard cette circonstance, jointe à son mérite personnel, ne contribua pas peu à le faire entrer au sénat conservateur. Il conserva, du reste, dans cette assemblée, ses opi­nions philosophiques et politiques, et fit partie de la minorité.

Cabanis ne pouvait rien désirer de plus, il était arrivé aux plus grands honneurs en passant par l’enseignement ; il avait réalisé en quelque sorte ce que plus tard Napoléon disait de l’Université, quand il voulait que ce grand corps eût ses pieds dans les bancs de l’école et sa tête dans le sénat.

Mais Cabanis ne devait point jouir longtemps de sa haute position ; sa santé, naturellement précaire, s’altérait de plus en plus : au commen­cement de 1807, il éprouva une première attaque d’apoplexie ; il interrompit dès lors tout travail intellectuel, et quitta Auteuil pour aller passer la belle saison près de Meulan, chez son beaupère ; l’hiver suivant, il s’établit dans une maison près du vill ige de Rueil. Les soins les plus assi­dus et les plus éclairés ne purent conjurer de nouveaux accidents : le 5 mai 1808, il succomba à une nouvelle attaque d’apoplexie, à l’âge de cinquante-deux ans.

Les ouvrages de C ibanis peuvent être partagés en trois séries bien distinctes : les uns sont pure­ment littéraires, les autres embrassent les ques­tions médicales, et les autres portent sur des questions de philosophie.

Nous n’avons ici à nous occuper que des der­niers, et plus particulièrement des douze mé­moires publiés d’abord en 1802 sous le titre de Traité du physique et du moral de l’homme, et augmentés, en 1803, de deux tables, l’une analy­tique, par M. Destutt de Tracy, et l’autre alpha­bétique, par M. Sue. C’est l’ouvrage connu au­jourd’hui sous le titre de Rapports du physique et du moral de l’homme. Les six premiers mé­moires, ayant été lus à l’Innlitut en 1796 et 1797, se trouvent imprimés dans les deux premiers vo* lûmes