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Locke qui va lui succéder, possède une cer­taine originalité qui lui est propre et mérite assurément une part dans les éloges qui ont été prodigués à la philosophie écossaise. Entre Reid et le P. Buffier, les analogies sont nombreuses : tous deux se proposent de remettre le sens com­mun en honneur ; tous deux, au nom du sens commun, combattent la plupart des systèmes de leur temps ; tous deux proclament l’existence d’un certain nombre de vérités premières qu’on ne peut méconnaître et même chercher à dé­montrer sans tomber dans les conséquences les plus extravagantes de l’idéalisme et du scepti­cisme ; tous deux ont le tort de s’en tenir trop souvent à ces affirmations du sens commun, sans chercher à les expliquer, comme doit le faire toute vraie philosophie. Les analogies n’exis­tent pas seulement dans le’fond, mais encore dans la forme : tous deux combattent leurs ad­versaires avec l’arme de l’ironie, et, au nom du sens commun, ne se font pas faute de les renvoyer aux petites maisons ; toutes deux en­fin ont une clarté quelquefois un peu superfi­cielle et un peu diffuse, puisée, en partie, dans les habitudes de l’enseignement. Enfin il y a dans le P. Buffier une certaine libéralité d’esprit qu’on est étonné de rencontrer chez un Père jésuite, et qui le rapproche encore de Reid et des philosophes de l’école écossaise. Cette libéralité d’esprit se manifeste surtout dans son examen des préjugés vulgaires, où, sous la forme d’un badinage ingénieux et léger, se cachent des apologies de la liberté de penser et d’écrire, et des protestations souvent justes et hardies contre les opinions le plus généralement reçues dans la société. Il s’y elève contre la censure, qui, sous prétexte d’arrêter les mauvais livres, en arrête une foule de bons ; il soutient qu’il y a beaucoup moins de mauvais livres que d’ordinaire on ne se l’imagine, et que dans presque tous il y a quelque bon côté. Enfin il développe et justifie, d’une manière fort galante, cette thèse, que l’in­telligence des femmes est tout aussi apte aux sciences que l’intelligence des hommes. F. B.

buffon (Georges-Louis Leclerc, comte de), né à Montbar le 7 septembre 1707, mort à Paris au Jardin du roi le 17 avril 1788.

La plus grande gloire de Buffon est celle de l’écrivain et du savant ; mais la science, à la hauteur où elle s’élève avec le génie, est insépa­rable de la philosophie. Outre que les travaux de Buffon sont remplis de ces vues générales où la philosophie et la science proprement dites ne se distinguent plus, on y rencontre aussi certaines théories particulières sur des questions qui agitent spécialement les philosophes, sur l’esprit humain, sur la différence qui sépare l’homme de la bête, sur les sens, sur la vie, sur la nature et sur Dieu. Renvoyant le lecteur aux nombreux historiens de la littérature ou de la science qui ont jugé le style de l’écrivain et les mérites du naturaliste, et aux biographes plus nombreux encore de Buffon, nous nous bornons à exposer dans ce Dictionnaire des sciences philosophiques l’ensem­ble de ses idées philosophiques, soit générales, soit particulières.

Si l’on ne fait pas des travaux de Buffon une étude complète et suffisamment attentive, comme il peut arriver à celui qui y chercherait surtout les beautés de son langage ; si on lit sans ordre, sans suite et sans tenir compte des dates quelques fragments détachés de son œuvre immense ; si l’on rapproche, certains passages de la Théorie de la terre, des Epoques de la nature, ou de toute autre partie de Y Histoire naturelle, on peut, on doit même être frappé de la différence et parfois de la contradiction des opinions et des théories de Buffon sur un même sujet. Quelques-uns en ont conclu que Buffon était un magnifique écrivain, un peintre admirable de la nature, mais au demeurant un savant médiocre, un esprit sans méthode et peu philosophique, Cette diversité ; cette contradiction même dans les idées sont reelles, mais une étude sérieuse de l’œuvre entier de Buffon les explique et les fait tourner à la glorification plutôt qu’à l’amoindrissement de son génie philosophique.

Une intelligence supérieure n’a pu travailler durant cinquante années consécutives, avec une régularité proverbiale, douze et quatorze heures par jour au milieu des richesses du cabinet du roi et des matériaux affluant de toutes les parties du monde, étudier les cieux, la terre, les mi­néraux, l’homme, les quadrupèdes, les oiseaux, en plein xvme siècle, lorsque les sciences physi­ques et naturelles n’étaient pas encore constituées, sans faire d’immenses progrès dans la découverte de la vérité, sans que ses yeux s’ouvrissent aux nouvelles lumières que luf apportaient tous les jours des faits nouveaux, sans rejeter quelquesunes des erreurs inévitables du passé. Dans de semblables circonstances, l’inconséquence avec soi-même est presque une condition et une ga­rantie du progrès. Lorsqu’en 1739 Buffon entreprit son grand ouvrage, il était loin de savoir tout ce qu’il devait apprendre peu à peu ; son siècle même était, comme lui, d’une ignorance relative, et il ne connaissait pas tout ce que savait déjà son siècle. Il avait traduit la Statique des vé­gétaux de Haies et la Théorie des fluxions de Newton ; mais il n’était ni botaniste, ni astronome, ni géologue, ni anatomiste, ni zoologiste. Il préférait Tournefort à Linné et subissait encore l’influence de Descartes. Dans son Discours sur la manière d’étudier et de traiter l’histoire na­turelle, de 1749, il ne voit dans la méthode et dans les classifications que des procédés purement artificiels, que des mots commodes pour alléger la mémoire et ordonner l’exposition ; il fait con­sister l’histoire naturelle dans la peinture des individus ; il range les quadrupèdes selon les services qu’ils nous rendent. Mais dans Y Histoire des oiseaux il applique cette méthode qu’il mé­prisait autrefois dans Linné, et tout en conservant l’éclat de son pinceau, il essaye de classer les espèces et les genres. 11 commence par se railler, dans la Théorie de la terre, des faiseurs de romans qui recourent, pour expliquer la formation du globe, à des causes lointaines et possibles ; mais dans son article c/e la Formation des planètes, il met en œuvre ces mêmes causes possibles, et il finit, dans ses Époques de la nature, par construire le plus beau de ces romans physiques. C’est en s’instruisant avec cette patience dont il a fait luimême une des formes du génie que Buffon est parvenu à établir ou à deviner quelques-unes des plus grandes lois de la nature. C’est ainsi qu’il a conçu le premier cette idée que la nature suit un plan général et unique dans la structure des êtres, dont le développement fait la gloire de Geoffroy Saint-Hilaire. De même Buffon a pro­clamé la continuité de l’échelle des êtres toujours unis les uns aux autres par des nuances graduées ; conceptions trop absolues sans doute et fondées sur l’observation insuffisante des seuls vertébrés, mais qui, corrigées par les progrès cte la science, renferment une grande part de vérité. Si Cuvier a démontré scientifiquement, Buffon a du moins deviné la loi de la subordinationdes organes et des caractères. Il a devancé de même la fameuse distinction de Bichat entre les deux vies qu’il nommait animale et organique et auxquelles il assignait déjà pour caractères opposés l’intermit­tence et la continuité. 11 a soupçonné la vérité