II ne lit que pour trouver des témoins et des autorités, il ne cite que pour confirmer ses opinions personnelles. S’il faut l’en croire, il était copernicien avant d’avoir connu les travaux de Copernic, et pour de tout autres raisons : l’astronomie de Ptolémée rétrécit le monde ; il faut briser ces cieux imaginaires, et ouvrir les espaces où Dieu accumule « les soleils » blanchissant la voie lactée, où il envoie les étoiles comme des ambassadeurs. » De même il est panthéiste avant d’avoir étudié les alexandrins, ^ et d’une tout autre façon que les idéalistes néo-platoniciens. Pour cette âme poétique le monde est beau comme un symbole, comme un discours, par ce qu’il exprime, par ce qu’il révèle, c’est à-dire par la divinité qui l’anime. Le mouvement de la pensée, l’induction, la découvre en toute chose. En effet, au delà des phénomènes il y a des causes, et en chaque être il y a des principes ; parmi ces causes les unes semblent en dehors de leurs effets et peuvent être d’une autre nature, les autres sont inhérentes aux choses et de même essence qu’elles. Les péripatéticiens reconnaissent quatre causes ; mais il n’y en a en réalité que deux, la cause efficiente qui produit le mouvement et la cause finale qui le dirige : la forme et la matière ne sont pas des causes, mais des principes de l’être. Bien plus, la forme n’existe pas en elle-même, sinon à titre d’abstraction ; « elle n’est qu’un accident, une circonstance de la matière ; elle n’est ni substance ni nature, mais quelque chose de la substance et de la nature. » La matière n’est pas, comme le dit Aristote, une simple possibilité, ni même un principe passif comme le veulent les platoniciens ; c’est une force féconde, toujours en acte, c’est-à-dire toujours revêtue d une forme, simple et indivisible dans son essence^ d’où toutes les choses sortent, avec leurs différences, comme l’enfant sort déjà vivant et individualisé du sein de sa mère. Si l’on considère les deux causes on pourra de même les réduire à l’unité : car la cause finale ne peut être séparée de la cause motrice, puisqu’il ne peut y avoir de mouvement sans but, c’est-à-dire sans direction. Il ne reste donc plus qu’un principe, la matière, et une cause, le moteur, et on peut dire avec les stoïciens que toute chose est constituée par la matière et la force. Que l’on simplifie encore, et surtout qu’on s’élève du monde où les choses s’opposent, où l’esprit et le corps, les idées et les mouvements semblent différents, à l’absolu où tout se concilie : à cette hauteur la force et la matière se confondent dans l’unité de la substance ; la cause et le principe se combinent ; et comme tout être est à la fois ces deux choses, il est permis de dire qu’il n’y a qu’un être, Dieu, identique en tout, présent à tout, « nature de la nature, » ou suivant une expression que Spinoza a retenue : « nature naturante. » Quant à la nature proprement dite, elle est distincte de Dieu, sans en être séparée, elle est sa fille unique, unigenita. Dieu est donc, si l’on veut, quelque chose hors de l’univers, se orsum et in se unum ; mais à ce degré d’existence il est inaccessible à la pensée, inexprimable au langage, supérieur à toute détermination. Il n’est pour nous qu’en tant qu’il se communique, « substance universelle, par qui tout est, essence qui est l’origine de toute essence, fondement le plus profond de toute nature particulière. » Voilà le principe secret de l’univers, ou plutôt l’univers lui-meme, non pas tel que les sens nous le révèlent, mais tel que la raison le conçoit ; les sens sont bornés aux choses individuelles, qui sont de simples manifestations de la force cachée ; la raison reconnaît un fond identique sous ces contraires qui ont en Dieu leur non-différence, en suivant l’expression peu énergique de l’auteur, leur coïncidence. Ce Dieu est donc à la fois distinct de l’univers et uni à lui, comme un artiste intérieur qui le façonne, comme une substance qui le soutient. 11 en est l’unité, non pas une unité vide, mais une force qui, sans être corps ni esprit, produit tous les esprits et tous les corps. Elle réunit dans sa simplicité une sorte de trinité : elle est l’unité, l’être, le lieu, la résistance de toute chose ; elle est aussi l’intelligence en qui sont les raisons ou les idées « dont les créatures ne sont que les ombres. » Elle est enfin le foyer de la vie universelle, le principe qui anime tout, et que pour cela on appelle l’âme ; elle est ae plus tout ce qu’elle produit, tout ce qu’elle soutient, c’est-àdire l’univers ; le grand tout. Les principes unis dans la simplicité de sa nature ne l’attirent pas ; ce ne sont pas des personnes, ni même des attributs différents, ce sont divers aspects sous lesquels notre regard envisage successivement une seule et même substance.
L’univers, qui est la manifestation de Dieu, est donc infini. L’imagination elle-même ne peut pas plus le louer que la raison ; elle est impuissante à circonscrire l’espace ; or, de deux choses l’une : ou l’espace est quelque chose de réel, et alors, comme jamais on ne peut le terminer, jamais on ne peut atteindre les limites de l’âme ; au bien c’est un pur néant, et alors on sera réduit à cette absurdité de dire que l’être est créateur et enveloppé par le néant. Il n’est pas seulement infini selon l’étendue du contenu, mais encore suivant la (juantité discrète, celle du nombre. Il est l’unite d’une série infinie de nombres, car tout infini numérique se résout en une unité ; il est indivisible, parce qu’une étendue infinie est tout entière en chacun de ses points. « L’un, l’infini, l’être qui est en tout et partout est aussi partout le même. L’extension infinie, parce qu’elle n’est pas une grandeur, coïncide avec l’individu. et la multitude infinie, parce qu’elle n’est plus un nombre, coïncide avec l’unité. » D’ailleurs il y a des preuves directes de cette infinitude, qui est impliquée dans celle de Dieu. Est-ce qu’en Dieu tout n’est pas infini, l’activité comme l’intelligence, la volonté comme l’action ; est-ce que pour lui vouloir, pouvoir et faire ne sont pas trois actes qui sont solidaires ? Comprend-on un Dieu qui aurait mesuré la vie, borné son œuvre, en la confinant dans un coin de l’espace, qui ne serait qu’une cause imparfaite produisant un effet dérisoire ; nul en comparaison du possible ? « Pourquoi voulez-vous que cette divinité qui peut infiniment se répandre dans une sphère infinie, se retire parcimonieusement en elle-même, et aime mieux rester stérile que de se communiquer comme une mère féconde et pleine de beauté ? Pourquoi faudraitil qu’une puissance sans bornes fût perdue, que tous les mondes possibles fussent privés de l’existence qu’ils peuvent avoir, et que l’image divine fût altérée en sa perfection, qui ne peut resplendir qu’en un miroir infini, et conforme à son mode d’être, c’est-à-dire immense ? » Ce que nous prenons pour une étendue limitée, c’est le monde, simple partie du tout, forme éphémère de la substance, resserrée par le défaut de notre perception, qui l’isole de son tout, de l’univers indivisible, et accessible au seul entendement. Rien de plus opposé que le monde et l’univers : l’un, mobile, changeant, imparfait, périssable ; l’autre, éternel, immuable, « ayant son centre partout et sa circonférence nulle part. » Non pas (jue le monde soit contenu dans l’univers comme dans un récipient ; il y est comme dans sa cause, et l’on peut dire aussi que sa cause est en lui ; il en