quelque peine à s’enfuir du cloître, « prison etroite et noire, dit-il dans un sonnet, où l’erreur m’a tenu si longtemps enchaîné. » 11 avait recouvré la liberté, mais non le repos, et on ie voit dès lors promener de ville en ville une vie errante et persécutée. 11 était à peu près dans sa trentième année ; il avait toutes les grâces du visage et du corps, tous les dons de l’esprit, poëte, prédicateur, philosophe, astronome et mathématicien, habile à passionner les esprits et à les égayer. Mais, pour sa gloire et son malheur, il était obsédé d’une idée à laquelle il se sacrifia avec l’enthousiasme d’un dévot : en opposition à la scolastique expirante, et à l’Ëglise encore dans sa force, il avait conçu une doctrine qu’il croyait salutaire pour le bonheur des hommes ; et n’étant pas de ceux qui ferment la main quand ils tiennent la vérité, il voulait la propager dans le monde. La tâche était dure en ce temps : voyager de ville en ville, s’arrêter dans chaque université, défier ses adversaires, agner les indifférents, amasser sur sa tête les aines de l’intolérance et les rancunes de la fausse science, s’enfuir aussitôt comme pour courir à d’autres luttes, à d’autres dangers, jusqu’à une catastrophe trop facile à prévoir. Bayle a beau railler « ce personnage qui en matière de philosophie fait le chevalier errant ; >· il n’y a rien de ridicule dans ce dévouement nourri par une conviction profonde et couronné par une mort héroïque. Bruno commence sa mission par l’Italie ; il passe rapidement à Gênes, à Milan, a Venise, à Nice ; et chassé de ville en ville, il quitte ce pays pour aller combattre dans toute l’Europe, sinon pour la vérité, du moins pour la liberte qui seule peut la conquérir. On le voit tour à tour à Genève, où le fanatisme calviniste lui ferme bientôt la bouche ; à Lyon, à Toulouse, si inhospitalière à la philosophie ; à Paris, où grâce à la protection d’Henri III il obtint de se faire entendre, et où il aurait pu même, dit-on, occuper une chaire, « s’il avait voulu aller à la messe. » A partir de ce moment, il commence à publier cette longue suite d’ouvrages en italien et en latin, en prose et en vers, qui, condamnés ou suspects dès leur apparition, deviennent bientôt introuvables, et où se dissémine, sans jamais se contredire, sa pensée qu’il n’a pas eu le loisir de ramasser en un système rigoureux. Si tout le monde ne comprend pas son panthéisme subtil, ni sa logique renouvelée de l’art de Raymond Lulle, ses disciples, car il en a, et ses ennemis peu nombreux, entendent des attaques contre Aristote, contre l’astronomie de Ptolémée, contre l’intolérance ; et ses appels incessants à la liberté : « Pourquoi ecrit-i 1 au recteur de l’Université de Paris, pourquoi invoquer toujours l’autorité ? Entre Platon et Aristote, qui doit décider ? Le juge souverain du vrai, l’evidence. Si l’évidence nous manque, si les sens et la raison se taisent, sachons retenir notre jugement et douter. L’autorité n’est pas hors de nous, elle est en nous-mêmes ; c’est la lumière divine qui brille en nos âmes pour inspirer et diriger nos pensées. » De telles idées semblèrent importunes à ceux qui avaient ordonné ou permis la Saint-Barthélemy. Bruno se flatte qu’elles seront moins odieuses à l’Angleterre protestante ; il trouve à Londres, comme partout, des protecteurs dont la bienveillance est un témoignage en faveur de la dignité de sa vie. 11 est même admis à la cour d’Elisabeth, autorisé à prendre part aux discussions de l’Université d’Oxford, et à y donner quelques leçons. Mais à mesure qu’il dévoile ses opinions, il devient suspect, et doit recommencer ses voyages. 11 revient à Paris, puis se risque en Allemagne, où il trouve à Wittemberg un moment de repos.
11 n’en quitte pas moins ce berceau de la réforme, qu’il appelle l’Athènes de la Germanie, pour aller attaquer le catholicisme à Prague ; il passe successivement àHelmstadt, où, dit-on, malgré toute vraisemblance, leduc de Brunswick veut lui confier l’éducation de son héritier, et enfin à Francfort sur le Mein. Là, il apprend qu’un noble vénitien, Mocenigo, averti de son mérite et de sa science, désire se l’attacher comme précepteur. 11 ne craint pas de remettre les pieds en Italie ; à peine arrivé, il est trahi, dénoncé par celui-là même qui l’avait appelé, et arrêté à Venise en 1592. Son odyssée avait duré dix années ; il lui restait encore à subir une longue captivité. Le grand inquisiteur de Rome le réclama : le gouvernement de Venise refuse de le livrer, mais le garde sous les Plombs. En 1598, le Saint-Office obtient enfin qu’on lui livre sa proie ; pendant une procédure qui dure deux ans, il est sommé de retracter ses erreurs, il peut acheter la vie au prix d’une abjuration : il refuse avec une fermeté héroïque. On le livre enfin au bras séculier, pour que, suivant l’hypocrite formule, « il soit puni avec toute la clémence possible et sans effusion de sang, » c’est-à-dire brûlé vif. « Vous êtes plus épouvanté de prononcer ma sentence que moi de l’entendre ; » telles furent les dernières paroles de ce martyr qui garda sa sérénité au milieu des flammes. Cette tragédie se terminait la première année du xvne siècle. Ses ennemis furent modestes en leur triomphe, et au lieu de publier cet exemple, ils s’attachèrent à en faire disparaître les traces. Pendant longtemps on douta du sort de Bruno : « Voilà qui est singulier, s’écrie Bayle, on ne sait pas au bout de 80 ans si un jacobin a été brûlé en place publique pour ses blasphèmes. » Aussi il a été difficile de retrouver les considérants de la sentence : on sait pourtant que Bruno fut condamné pour crime d’athéisme. Des juges même ignorants et prévenus n’ont pu se tromper à ce point ; ils ont frappé, non pas l’athée, mais le libre penseur, le partisan du mouvement de la terre et de la pluralité des mondes. L’esquisse de son système suffit pour prouver qu’il eut iusqu’à la passion le sentiment religieux.
La philosophie de Giordano Bruno est le panthéisme ; les critiques en ont indiqué la source ; c’est, disent-ils, un rejeton du néo-platonisme d’Alexandrie. 11 est certain, en effet, que l’idéalisme alexandrin, souvent alors confondu avec le vrai platonisme, est parvenu jusqu’à Giordano Bruno ; qu’il le connaît, non pas peut-être directement et par l’étude des textes de Plotin ou de Proclus, mais par une longue tradition : Avicebron, Maimonide, Nicolas de Cusa et les platoniciens d’Italie lui ont communiqué plus d’une idée. Cependant le panthéisme n’a pas grandi peu à peu dans son esprit ; ce n’est pas le fruit tardif de l’érudition ; il y est né tout d’un coup, spontanément, et l’étude n’a pu que le confirmer dans cette croyance. L’imagination et le sentiment ont devancé chez lui les procédés de la méthode, qu’il n’a jamais maniés avec beaucoup de succès. Après tant de systèmes qui sentent l’école, c’est une joie pour l’historien de rencontrer une doctrine vivante, sortie du fond d’un cœur passionné, et à ce seul titre Bruno mérite une des premières places dans son siècle. Il est, en effet, inspiré par un sentiment que les âges précédents avaient à peu près ignoré, l’amour de la nature. L’univers lu^ paraît rayonnant de beauté, la vie aimable, la nature admirable jusque dans ses œuvres les plus Rétives, et prodigieuse dans sa puissance : elle lui révèle l’infini. Sa doctrine est si bien née d’un libre effort de son génie, que l’érudition ne parvient pas à lui enlever son originalité.