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de l’art, et qui le minait sourdement de jour en jour : il succomba à cette cruelle mala­die le 17 novembre de la même année, à l’âge de soixante-six ans.

Comme médecin, comme pathologiste, Brous­sais a occupé, sans contredit, un rang fort émiqent dans la science ; mais ce n’est pas à ce titre nu’il doit nous occuper ici : c’est comme philo­sophe que nous devons le faire connaître ; c’est son système tout matérialiste que nous devons rappeler en peu de mots, ainsi que la polémique qu’il a soutenue avec les représentants de la phi­losophie spiritualiste.

Pour apprécier à leur juste valeur les idées de Broussais en philosophie, il faut, pour un mo­ment, nous reporter aux doctrines qu’il avait adoptées en physiologie ; car, comme l’a fort bien dit M. Jlignet (Eloge, de Broussais), Broussais a été conduit par la marche de ses études premiè­res à rattacher l’homme moral à l’homme physi­que, et il a ainsi appliqué ses théories physiologi­ques aux actes intêllectuels.

Mais ces théories ne lui appartenaient pas, il les avait empruntées à Bichat : à l’exemple de ce physiologiste, il avait supposé que, sous l’in­fluence de certaines causes, il s’établit dans les tissus vivants un état particulier désigné sous le nom d'irritation ; et cette irritation était deve­nue la base de toutes ses doctrines ; sauf quel­ques variantes, qui, suivant lui, ne changeaient rien au fond des choses. Ainsi il disait indiffé­remment stimulation, excitation, ou irritation, ou incitation ; et il faisait jouer un rôle à ces mêmes états pour rendre raison de tous les actes de l’économie et de tous les phénomènes de la pensée.

La définition que Broussais donnait de ces états d’irritation, de stimulation, etc., n’était pas, non plus, tout à fait celle de Bichat : Brous­sais supposait que tous les tissus sont formés de fibres ; or, disait-il, quand ces fibres se contrac­tent naturellement, il y a excitation ; si leur con­traction est portée au delà de certaines limites, il y a irritation…. Puis, à l’aide de son excita­tion ou de sa contraction normale des fibres, Broussais prétendait expliquer tous les actes in­tellectuels. Donnons une idée de ces prétendues explications.

Broussais se propose d’abord de rendre compte des phénomènes de perception. Suivant lui, ces phénomènes sont fort simples, tout se borne alors à une excitation de la pulpe cérébrale ; et notez qu’il dira la même chose pour la comparaison, pour le jugement, les voûtions, etc., etc. 11 n’est pas même fidèle ici à son langage, il voulait bannir de son dictionnaire, comme autant d’en­tités, les mots âme, esprit, intelligence ; et par la force des choses, ces mots reviennent sans cesse sous sa plume. Que fait-il alors ? ceci pa­raîtra presque une naïveté, il s’arrête, comme mécontent de lai-même, il interrompt sa phrase, ajoute quelques points… puis, pour maintenir son divorce avec les substantifs abstraits, il es­saye de délayer la même idée dans une phrase un peu plus longue.

Je vais en citer un exemple qui a trait préci­sément à la perception. Broussais commence par dire : Les objets sont perçus par notre intelli­gence. Mais tout à coup" il s’aperçoit que lui aussi vient de donner de la réalité à ce qu’il ap­pelle une entité, qu’il vient de reconnaître in­volontairement l’existence d’un principe imma­tériel ; il s’arrête alors, et se reprend de la manière suivante:Je veux dire que nous per­cevons les objets ! Et il croit avoir ainsi échappé à cette nécessité de personnifier l’intelligence, ou le moi, et il se montre tout satisfait d’avoir corrigé sa façon de parler de manière à ne plus dire que c’est le moi qui perçoit, mais bien le nous.

Arrivant ensuite aux émotions, Broussais trouve qu’on les a distinguées à tort en morales et en physiques ; elles sont toutes physiques suivant lui; mais comment, pour énoncer ce fait, va-t-il s’y prendre ? Il faut citer encore ici ses expres­sions, car il aura de nouveau à se débattre avec les difficultés de son propre langage:Les émo­tions, dit-il, viennent toujours d’une stimulation de l’appareil nerveux du percevant ! Mais qu’est-ce que ce percevant qui a, qui possède un appareil nerveux, et qui se distingue ainsi de ce même appareil ? Et comment ce percevant peut-il avoir la conscience de la prétendue stimulation qui se passerait dans son appareil nerveux ? C’est là ce que Broussais ne s’est pas demandé. Quant aux phénomènes relatifs au jugement, Broussais ne les a pas même abordés; on le con­çoit parfaitement:ce sont des questions qu’il voulait considérer au seul point de vue de la sen­sation ou plutôt de la stimulation; il ne pouvait donc en concevoir ni l’importance ni l’étendue. Il accepte néanmoins ici toutes les propositions des psychologues, lui qui écrivait un livre pour les combattre : avec eux il reconnaît que quand l’homme a satisfait ses premiers besoins, il se met à analyser ses propres perceptions ; qu’il se perçoit lui-même percevant. Cet aveu nous suffi­rait" pour prouver que Broussais, arrivé à ce point des opérations intellectuelles, a été obligé de mettre de côté tout son attirail organique, toutes ces prétendues stimulations envoyées du cerveau aux viscères et des viscères au cerveau.

Il semble, au reste, qu’il ait reconnu lui-même l’incompétence des physiologistes pour ces sortes de questions ; il n’a rien analysé, rien appro­fondi ; il n’a donné qu’un sommaire, une énon­ciation générale. 11 s’était fait fort, à l’exemple de son maître Cabanis, de prouver que le moral chez l’homme n’est encore que le physique con­sidéré sous un certain aspect ; mais, après avoir matérialisé tant bien que mal les sensations, une fois arrivé aux actes de l’esprit, le voici arrêté court et obligé de changer jusqu’à son langage. Comme les psychologues, il est forcé de recon­naître et l’activité et l’initiative de l’esprit ; seu­lement au mot esprit il substitue le mot homme ; il dit : l’homme perçoit les émotions qui se passent dans son cerveau, l’homme compare ces émo­tions, l’homme les juge, se détermine, etc., etc.

Ainsi Broussais, qui croyait avoir fait aux psychologues une objection sans réplique, en leur disant que, pour rendre compte des actes intel­lectuels, ils en étaient réduits à placer dans le cerveau un être doué de toutes les qualités d’un homme, faisant de cet être une espèce de musi­cien placé devant un jeu d’orgues, Broussais fait précisément ici cette supposition : à qui vient-il, en effet, d’attribuer la faculté de percevoir les objets, si ce n’est à ce qu’il appelle l’homme ? à qui viént-il de reconnaître la faculté de comparer et la faculté de juger, si ce n’est encore à l’homme ? Et quand on le presse de s’expliquer sur ce qu’il entend ici par homme, il se borne à dire que c’est le cerveau percevant, le cerveau percevant qu’il perçoit, le cerveau jugeant ses perceptions ! De sorte que, dans son langage prétendu positif, qui dit homme, dit cerveau. Mais d’où vient qu’après avoir tant parlé du cer­veau quand il s’agissait des impressions et des sensations venues du dehors, lorsqu’il a fallu parler des actes de l’intelligence et de la part qu’y prend l’esprit, d’où vient que Broussais n’a pas fait intervenir le cerveau, mais son entité homme ? C’est que la force des choses l’emportait sur les nécessités