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un infini relatif qui ne se confond pas avec Dieu, seul absolument infini. Il est bien loin d’attribuer à l’univers les attributs de la divinité : il n’a pour lui que des paroles méprisantes : la somme d’être, dit-il, n’est pas plus grande après la création qu’avant ; l’être créé ne peut entrer en ligne de compte avec son créateur, et son infini est néant devant celui de Dieu : Substantia mca tanquam nihilum, ante te. Cependant tout chétif qu’il est, l’être créé perçoit directement l’in­fini dans les idées qui appartiennent à son enten­dement ; il les distingue de celles qui constituent l’entendement divin, et se pose ainsi comme une réalité, comme une personne. Maine de Biran se trompe quand il dit : « Nous apercevons le moi actuel de la conscience, mais le moi ab­solu, l’âme, substance ou chose pensante, nous échappe. » Tout au contraire le moindre juge­ment implique l’affirmation de notre être, et rien de nous-mêmes n’échappe à notre percep­tion : notre substance, ce sont nos idées.

La « philosophie des idées » s’applique à la nature comme à l’homme et à Dieu : la substance de l’univers matériel est constituée par les mêmes éléments que celle de l’homme et de Dieu ; il y a en elle quelque chose de semblable aux idées, un fond intelligible, analogue à celui que nous reconnaissons en nous-mêmes. Le monde et nous nous sommes faits de la même étoffe. La force et l’étendue y sont indissolublement unis. Ce qui frappe d’abord l’attention ce sont les rapports de grandeur et de quantité, plus saillants, plus aisés à saisir que les idées de perfection et de force. Aussi la première métaphysique de la nature est-elle un mécanisme matérialiste qui réduit l’univers à des atomes sans vie, sans spontanéité, simples corpuscules à la fois étendus et indivisibles, ce qui implique contradiction. Le dynamisme est une erreur déjà plus savante. Mais en ramenant l’idée de la substance à celle de la force, Leibniz ne peut expliquer les notions de division, d’organisme, dénombré ; une pensée qui est une simple force ne peut les puiser en elle-même ; elle ne peut non plus les tirer du dehors puisque ces forces prétendues n’agissent pas les unes sur les autres. Il risque donc de confondre toute réalité dans l’unité immobile des lîléates. Sans doute on peut à la rigueur expliquer la constitution des corps par des forces mo­léculaires agissant avec des intensités et des directions différentes. Mais d’où proviennent ces différences de degré ou de nature dans le mou­vement, sinon de la figure qui les détermine ; on retrouve ici comme partout l’alliance indis­soluble de la force et de l’étendue, de l’unité et du nombre. Seulement ce n’est plus la même force, ni la même étendue que chez l’homme ou chez Dieu ; ni le même rapport entre l’une et l’autre. On ne confondra pas la grandeur pure, Yëtendue spirituelle, qui convient seulement a Dieu et aux êtres pensants, et la quantité ma­térielle qui est inhérente au corps ; il faudra même faire entre ces deux extrémités une di­vision particulière pour les animaux et les végé­taux. De plus, en remontant du corps brut jusqu’à Dieu, on voit changer les relations respectives de la force avec la grandeur : dans le règne inorga­nique la force est avec la grandeur « dans un rap­port rigoureux » ; elle prédomine à mesure qu’on s’élève dans l’échelle des êtres. De là cette consé­quence que le mécanisme n’est calculable que dans les limites de la nature brute, là où toute la force se déploie suivant la quantité. Il y aura donc deux ordres de sciences bien distinctes : d’un côté la métaphysique, la théologie, la morale, la politique, la medecine^, la zoologie, la botanique, et de l’autre les mathématiques ; il y a entre ces deux parties du savoir humain des barrières in­franchissables, et rien ne doit passer de l’une à l’autre. Sans doute dans la première comme dans la seconde on mesure, on compte, on parle de petit et de grand, de plus et de moins, etc. ; mais ces idées de grandeur sont ici de simples moyens, et n’entrent dans nos opérations que pour aider à se produire les idées de perfection qui sont alcrs les objets vrais de la pensée. Le contraire a lieu dans les mathématiques. Pytha­gore et Platon ne sont pas les seuls qui aient confondu ces deux règnes, le nombre idéal et le nombre mathématique. La prétention de tout soumettre au calcul se reproduit à chaque instant.

« elle n’est ni matérialiste, ni spiritualiste ; elle est destructive de toute substance. » Les ma­thématiques ne peuvent s’appliquer aux autres sciences ; l’extension qu’on a voulu donner aux applications du calcul des probabilités « est une des plus grandes exti avagances qui soient tombées dans l’esprit humain. » De même la logique qui affecte parfois des allures mathématiques, est l’ennemie la plus acharnée de la philosophie. Elle repose sur cette hypothèse imaginaire que les idees de perfection s’expriment exactement par les mots, comme les idées de grandeur par les symboles mathématiques ; elle traite donc la pensée comme s’il n’y avait en elle que des idées de quantité. De là un duel à mort entre la logique et la philosophie : « elles s’excluent comme la mort et la vie. » Les logiciens ont une pensée qui agit hors d’elle-même, les philosophes voient en eux-mêmes l’idée de leur propre nature, la force, la perfection. Aussi y a-t-il une lutte sans cesse renaissante entre les uns et les autres. Aristote, ce grand logicien, « a exterminé la phi­losophie, » fondée par Platon. La logique à son tour, succombe sous les coups de Plotin et de saint Augustin, se ranime encore. « s’ébat dans les vastes et profondes ténèbres du moyen âge ; » pour être anéantie par Descartes, et ressuscitee de nouveau par Wolf, Kant et Hégel, ces derniers destructeurs de la philosophie. « La logique est impossible aux philosophes. »

On n’a pas interrompu cet exposé par des cri­tiques qui auraient pu le compliquer. Quand un système est peu connu, sans disciples pour le soutenir, il est plus utile de le reconstruire que de le réfuter. Celui de Bordas-Démoulin est certainement, malgré son réalisme excessif, et ses contradictions insolubles, un des plus puis­sants efforts de la philosophie au xix’siècle On ne peut s’y méprendre : cette pensée vigou­reuse qui approfondit sans se lasser une seule idée féconde, et ramène à son unité, parfois non sans violence, tout un ensemble de vérités, est celle d’un vrai métaphysicien ; et c’est justice de décerner à cet homme méconnu et malheureux ce titre si rarement mérité en notre temps et en notre pays.

Outre les ouvrages cités plus haut on peut consulter : Fr. Huet : Histoire de la vie et des ouvrages de Bordas-Dëmoulin, Paris, 1861. L’auteur a été le disciple et l’ami fidèle de Bordas ; il est mort récemment après avoir eu la tristesse de confesser que l’idée d’une conci­liation entre la philosophie et la religion était une chimère.E. C.

BORN (Ferdinand-Gottlob), professeur de phi­losophie à Leipzig, où il était né en 1785, est principalement connu comme auteur d’une tra­duction latine des œuvres de Kant (3 vol. in-8, Leipzig, 1796-1798). Mais il a aussi publié, dans le sens de la philosophie critique, plusieurs ou­vrages originaux dont voici les titres : Essai sur les principes fondamentaux de la doctrine de la sensibilité, ou Examen de divers doutes, etc., in-