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Il faut insister sur ce point décisif. L’éten­due ne peut subsister sans la force ; elle serait alors une collection sans unités, une pluralité sans terme, se divisant et se subdivisant tou­jours et s’évanouissant dans l’infini. Le nombre indéterminé n’est qu’une chimère, s’il n’a aucun rapport avec l’unité ; la perfection, qui est l’unite, est nécessaire à l’étendue : car sans elle, l’idee de l’être qui est sa forme principale, dis­paraît et emporte tout avec elle. Veut-on substi­tuer à ces mots de perfection et d’unité ceux de vie et de force, qui en sont les équivalents^ on dira que, sans la force ou la vie, la quantité n’a plus rien qui retienne ses parties, et les empê­che de se dissoudre : elle est un pur néant. Ainsi, une substance ne peut être purement éten­due, divisible, et le matérialisme enferme une contradiction insoluble ; il reconnaît le nombre, et nie l’unité sans laquelle il n’y a pas de nom­bre. Réciproquement, la vie, la force, l’unité ne peuvent se séparer de l’étendue} de la quan­tité, du nombre. « Sans quantité ; la vie n’a point de règle et ne peut se determiner, ni comme pluralité, puisque de soi elle est indivi­sible, ni comme unité, puisque l’unité implique à la fois union et mesure ; or si la vie est le principe de toute union, elle ne l’est pas de la mesure, qui ne vient que de la quantité. » (Car­tésianisme, t. II, p. 371.) Si les substances sont des forces pures, il faudra comme les Éléates, et même comme Leibniz, s’il était conséquent’se les représenter sous la forme de l’unité sans rapport avec le nombre, unité vide et fausse qui n’a rien à unir, rien à mesurer. Descartes est donc tombé dans une erreur égale à celle des matérialistes, quoique très-différente : il a érigé en choses distinctes et se suffisant par ellesmêmes les éléments indissolubles d’une seule et même substance : la force qui lie la quantité, et la quantité qui détermine la vie. En les réunis­sant, on ne confond pas pour cela la matière et l’esprit ; on n’ôte pas à l’homme son âme, et l’on p’en donne pas une à la matière. Malebranche a-t-il fait de Dieu un être corporel en lui attri­buant l’étendue intelligible ? Qu’importe qu’il y ait et dans l’âme et dans la nature, à la fois et partout, de la force et de l’étendue, si la force matérielle est différente de celle de l’esprit, et si l’étendue de l’âme n’a rien de commun avec celle des corps ?

On s’est donc trompé sur la nature de la substance, et pour réformer cette erreur il faut restaurer u l’antique doctrine des idées. » Par le même moyen on verra clair dans la question de l’infini « qui est resté encore inconnu jusqu’à moi, » dit Bordas. La querelle du dynamisme et du mécanisme à propos de l’âme, se reproduit ici sous une autre forme, et doit être conciliée de la même façon. Les philosophes considèrent l’infini comme l’unité, et les mathématiciens le placent dans le nombre. Tous deux se trompent ; comme Platon l’a bien compris. L’infini n’est ni l’unité, ni lenombre, maisces deux choses àla fois.

En effet considérons cette série : + \ + 5, etc.

  1. 4 o

A-t-elle un dernier terme ? Bernouilli répondrait qu’elle en a un qui est infiniment petit, ce qui est absurde ; Leibniz soutiendrait qu’elle n’en a pas. Ce qui est sûr, c’est qu’elle est indéterminée, et par conséquent incompatible avec l’infini. Mais elle n’existe pas seule, elle n’est qu’un membre d’une égalité dont l’autre terme est l’unité :

  1. = 2 + + g) etc. Le second nombre est égal

au premier, non pas par la somme de ses termes, car l’addition est impossible, mais par la loi de génération qui les fait sortir l’un de l’autre, son essence est de pouvoir s’approcher infiniment de l’unité sans l’atteindre jamais. Ainsi l’unité du premier membre est le principe de l’ensemble indivisible des termes du second ; et à son tour cet ensemble épuise l’unité du premier. Voilà l’infini : il est comme la substance, puisque c’est la substance par excellence, à la fois unité et nombre, force et quantité. « La substance est, voilà son unité ; elle ne peut être sans être d’uné certaine manière, c’est-à-dire déterminée, voilà son nombre ; sa détermination l’embrasse tout entière, répond à tout ce qu’elle est, voilà l’égalité de son nombre et de son unité : le tout pris en­semble, triple et indivisible. Voilà où est l’infi­ni. >’(Cartésianisme, t. II. p. 430.) L’infini montre donc sa fécondité par le nombre ; il est l’unité concentrée, comme le nombre est l’unité dé­veloppée, et il est l’ensemble indivisible de l’un et du multiple unis par un rapport d’égalité par­faite. Il n’est pas seulement l’absence de bornes, de limites ; car alors il serait le nombre indéter­miné, le second membre de l’égalité qu’on a eue tout à l’heure ; il faut de plus qu’il ne reste pas sans mesure, et que cette mesure soit encore lui-même, et que cette unité soit parfaitement égale au nombre. « Le nombre de l’infini déter­mine son unité ; ce sont ses attributs tous divers, tous réels ; et son unité est la source de son nombre ; c’est l’être qui se trouve tout entier et le même en chaque attribut. Le nombre est égal à l’unité, quoiqu’il ait un autre genre d’existence qu’elle. » En définitive, l’infini est la vraie substance ; il est partout ; il est le mode universel d’existence. En effet toute substance a une quantité divisible à l’infini, parties après parties, sans qu’on arrive jamais au néant de l’étendue qui lui est propre ; elle a aussi une force individuelle, il est vrai, mais ayant une infinité de degrés, jouissant de propriétés diffé­rentes, et correspondant à l’infinité des parties de la quantité, et ainsi de suite degrés par degrés. Où trouvera-t-on le fini ? A la rigueur il n’est nulle part, si on le cherche dans le réel et le positif des créatures ; elles sont toutes in­finies, en tant qu’elles sont des êtres ; elles sont finies seulement parce qu’elles n’ont pas la plé­nitude de l’être, et participent plus ou moins du néant. Il y a en effet, comme le soutient Male­branche, des infinis de diverses sortes : « Ces infinités d’infinités de degrés et de parties de­là force et de la quantité, forment des infinités d’infinités d’ordres dans les substances, qui sont ce que j’appelle leur manière d’être particulière, leur nombre. Dans chacune il y a un infini prin­cipal, que l’on peut considérer comme leur unité, et qui comprend une infinité d’infinis inférieurs, par lesquels il est nombre, rapport, raison. » (Cartésianisme. t. II, p. 430.) Cela est vrai de l’homme et de la nature ; et vrai encore de chacune de nos idées universelles. Que l’on considère par exemple l’idée d’homme : elle a son unité indivisible, qui peut être possédée par une infinité d’étres sans qu’elle s’y épuise ; et le nombre de ces êtres, tout en restant égal à l’unité, n’a pas de terme, puisqu’il comprend tous les hommes passés, présents, et possibles. Ainsi se termine le vieux débat des scolastiques sur les universaux : le particulier est en germe dans l’universel, et l’universel soutient et porte le particulier, sans jamais se séparer d’un élément individuel. Si l’on accuse cette doctrine de res­sembler au panthéisme, Bordas répondra que Spinoza et scs disciples donnent à Dieu pour nombre l’univers qui par suite lui devient égal ; tandis que lui fait de l’univers une substance à part ayant son nombre et son unité, et consti-tuant