M. Fr. Huet. Ses ouvrages avaient peu de succès, et ne paraissaient que grâce au dévouement d’un éditeur désintéressé. Il avait pourtant la conscience très-vive de son mérite, croyait passionnément à la vérité de ses idées en politique, en religion, en philosophie, et était persuadé qu’il devait renouveler la face du monde. Il est certain du moins que sa gloire fut beaucoup audessous de son talent, et que ses contemporains n’ont pas assez rendu justice, sauf quelques rares exceptions, à cet esprit original et profond. Il mourut à l’hôpital le 24 juillet 1839. Pour terminer l’esquisse de cette vie malheureuse, il est juste de reconnaître que si Bordas eut à se reprocher quelques travers et une humeur peu sociable, il s’est rendu digne de respect et d’admiration par ses mœurs exemplaires, sa fidélité obstinée à ses croyances, et son amour constant pour la liberté, la religion et la science.
Ses ouvrages traitent tous de questions religieuses et philosophiques, et il n’en est pas un seul qui soit à négliger pour la connaissance de sa doctrine. En voici la liste chronologique : le Cartésianisme, 2 vol. in-8, Paris, 1843, avec une préface de Fr. Huet, et deux très-remarquables mémoires sur la Substance et sur l’infini ;
- Mélanges philosophiques et religieux, 2 vol. in-, 8, Paris, 1846 ; les Pouvoirs constitutifs de l’Église, in-8, Paris, 1855 ; —Essais sur la réforme catholique, en collaboration avec Fr. Huet, Paris, 1856 ; Œuvres posthumes, Paris, 1861, 2 vol. in-8. Les opuscules ou les articles disséminés de côté et d’autre se retrouvent dans ces ouvrages qui renferment tout ce que Bordas a écrit. Voici l’exposé sommaire de la doctrine qui s’y trouve répetée, abstraction faite des vues historiques qui sont parfois neuves et profondes, et des théories religieuses, qui n’intéressent pas ce recueil.
Bordas relève à la fois de Platon et de Descartes, mais il ne se borne pas à combiner leurs doctrines, il les corrige et les complète. A l’un il emprunte sa théorie des idées ; à l’autre celle de la substance et de l’infini ; et pourtant son système ne peut recevoir le nom de platonisme ni de cartésianisme. Pour lui, les idees sont les principes régulateurs de toute pensée, et les philosophes ont assez exactement reconnu le rôle qu’elles jouent dans nos opérations intellectuelles. Mais que sont-elles en elles-mêmes ? A cette question on a répondu de trois façons différentes : suivant les uns, les idées constituent l’essence même de Dieu, et ses perfections ; selon les autres, ce sont de simples formes de l’entendement, et enfin il en est qui les définissent l’acte de l’esprit, quand il connaît. La première solution est celle des platoniciens, la seconde appartient à Kant, et la troisième aux Écossais et à leurs disciples français. Mais elles sont toutes ou incomplètes ou fausses : les idées sont bien quelque chose de réel, comme le pense Platon, mais cette réalité n’a pas son centre unique et son unique substance en Dieu ; elle rayonne partout, vivifie tout, et se retrouve dans l’âme, qui a ses idées, et dans la nature elle-même. Ce ne sont pas non plus de simples conceptions, comme le dit Kant, mais des forces agissantes, de véritables êtres. Enfin, prétendre, comme les Écossais, qu’elles n’existent qu’au moment où elles se montrent, c’est réduire l’intelligence à des pensées fugitives, qui commencent sans s’achever, l’éparpiller en moments distincts qui ne se tiennent pas, en faire un phénomène variable et intermittent, nier le progrès dans l’esprit et la suite dans les raisonnements et même rendre la mémoire impossible. Que peut-il y avoir dans la pensée alors que l’idée s’évanouit ; que devient-elle pendant ses éclipses ? Ce qui change et comporte des intermittences, ce n’est pas l’idée, mais son application particulière, c’est-à-dire notre connaissance : les idées préexistent à chaque perception, et survivent après elle ; elles ne peuvent être acquises ni perdues, et il n’y a de variable dans l’esprit que les combinaisons où elles se trouvent engagées, comme les lettres de l’alphabet suffisent à une multitude de mots sans cesser d’être les mêmes. Il faut donc conclure que l’esprit est en lui-même l’ensemble des idées, qui toutes se tiennent, se mêlent, se superposent, et forment un tout indivisible qui est à la fois unité et pluralité ; tout au moins faut-il reconnaître que les idées sont les propriétés essentielles, ou mieux encore l’essence de l’esprit. Depuis Descartes il est constant que « philosopher c’est rappeler la pensée à soi-même ; » or quel est ce fond immuable que la pensée contemple en se saisissant ? ce sont les idées ; et comme elle ne peut rien tirer que d’elle-même, chaque fois qu’elle se tourne vers elles, c’est elle-même qu’elle aperçoit dans son fond le plus intime, et dans sa vraie substance. Ce qui est vrai de l’homme, l’est aussi pour les mêmes raisons de Dieu lui-même ; seulement les idées qui forment l’essence du premier sont inférieures à celles qui ont une essence divine, comme le particulier est au-dessous de l’universel ; elles en dépendent, mais elles en sont distinctes. Bref, « l’esprit humain est constitué par des idées générales dépendant immédiatement d’idées générales supérieures constitutives de Dieu ou de l’esprit incréé. » (Cartésianisme, t. II, p. 358.)
BORDBORD= 1S6 = Analyser les idées c’est donc pénétrer au fond de la nature humaine ; du même coup, on atteint la nature divine, et indirectement l’univers matériel lui-même, que nous ne pourrions nous représenter, s’il n’avait rien d’analogue à nous-mêmes. Or cette analyse a déjà été commencée, sinon achevée, par Malebranche, qui distingue excellemment des rapports de perfection et des rapports de grandeur ; les uns existent d’après lui entre les idées des êtres ou des manières d’être de nature différente, comme entre le corps et l’esprit, le plaisir et la douleur ; ils ne peuvent être mesurés ; les autres, au contraire, s’établissent entre les choses semblables, et qui comportent une mesure. Cette distinction n’est pas tout à fait exacte, puisqu’il peut y avoir des rapports de perfection entre des êtres de même nature, par exemple entre deux esprits ; mais, sauf cette correction, elle doit être conservée et étendue. « Quant à la différence entre les idées de perfection et les idées de grandeur, à leur fondement respectif, à la constitution de la substance, Malebranche seul a quelques vues ; mais il ne considère que Dieu. Les autres confondent et dénaturent tout : cette théorie qui était encore à faire, je l’ai faite. » (’Cartésianisme, t. II, p. 359.) Grandeur et perfection, voilà donc les deux catégories qui contiennent toutes les idées : mais la grandeur c’est aussi bien la quantité, le nombre, l’étendue, la pluralité ; et le vrai nom de la perfection c’est la vie, la force, l’unité. S’il est constant que les idées sont la vraie substance de l’âme, il est donc prouvé que dans l’âme se trouvent réunis ces deux éléments qu’un faux spiritualisme a séparés, et qui ne peuvent subsister l’un sans l’autre. L’âme enferme à la fois la force et l’étendue, la vie et la quantité ; d’un côté elle a les idées de grandeur, et de l’autre celles de perfection. Dans les unes, il s’agit de grand et de petit, d’égal et d’inégal ; dans les autres, d’achevé ou d’inachevé, d’accompli ou d’inaccompli.