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nos transcendere ad spiritualissimum, etc., Itiner., c. i). Ainsi la philosophie ration­nelle se joint, dans saint Bonaventure, au mys­ticisme révélé, et ses nombreux ouvrages mon­trent que, malgré sa prédilection pour la vie contemplative, il était très-familier avec la dia­lectique et toute la culture philosophique du moyen âge. Cette connaissance se remarque sur­tout dans ses vastes commentaires sur les Qua­tre livres des Sentences} dans lesquels Pierre Lombard semble avoir rédigé à l’avance le pro­gramme de la philosophie des xne, xme, xive et xve siècles. 11 est facile cependant de voir que, retenu par l’unité et la grandeur de son point de départ, il ne se perd pas dans les mille subtilités où l’école mettait sa gloire ; son argumentation a plus de largeur et de fermeté que celle de la plupart des scolastiqses, ses contemporains et ses successeurs.

Appuyé, d’une part, sur les principes mys­tiques de la foi chrétienne, versé, de l’autre, dans la philosophie d’Aristote, il a, comme saint Augustin avant lui, comme Scot Erigène et d’autres encore, tenté d’unir le rationalisme au supernaturalisme. Son petit traité intitulé de Reductione artium ad theologiam, en don­nerait une preuve irrécusable, s’il n’était pas facile de le reconnaître même dans ses autres écrits. Dans ce résumé de quelques pages, il distingue quatre sources de la connaissance na­turelle, parmi lesquelles la plus importante et la plus élevée est la lumière de la connaissance philosophique. Les prenant ensuite l’une après l’autre, et les plaçant en regard des ensei­gnements de la religion, il montre leur confor­mité de but et d’objet avec les saintes Écritures, base de la théologie spéculative. Il n’y a sans doute là qu’une ébauche. Ni l’état des esprits alors, ni la science de l’auteur ne comportaient un meilleur résultat ; mais l’essai même n’en pouvait être fait que par un esprit profond et éclairé.

Cette mesure à la fois dans la soumission et dans l’indépendance, cette prudente appréciation des forces relatives de la croyance et de l’intel­ligence, ont, sans doute, motivé le jugement favorable que Gerson porta sur les ouvrages de [ saint Bonaventure, près de deux siècles après sa mort. Ce jugement nous a paru assez remaruable, pour mériter d’être cité : « Si l’on me emande, dit Gerson (de Exam. doct.), quel est, entre les docteurs, celui des écrits duquel on peut retirer le plus grand profit, je réponds que c’est saint Bonaventure, solide, sûr, pieux, juste, plein d’une dévotion sincère dans tout ce qu’il a écrit. Exempt d’une curiosité inquiète, ne mêlant point à la religion des emprunts étrangers, ne se livrant pas sans réserve à la dialectique du siècle, comme le font beaucoup d’autres, et ne couvrant pas les principes physiques de termes de théologie, il ne cherche jamais à éclairer l’esprit, sans rapporter ses efforts à la piété, à la religion du cœur. C’est pour cela qu’un trop grand nombre de scolastiques, ennemis de la vé­ritable piété, ont négligé ses écrits, quoique au­cune autre doctrine ne soit, pour les théolo­giens, plus sublime, plus divine, plus salutaire, plus douce que la sienne. »

Nous résumerons, en terminant, quelques-uns des principes les plus importants et les plus féconds entre ceux que présentent les travaux philosophiques de saint Bonaventure.

1° Le négatif n’est connu que par le positif ; notre intelligence ne serait point capable d’at­teindre à la connaissance parfaite d’un objet créé quelconque, si elle n’était pas encore éclairée par l’idée do la pureté, de la réalité, de la per­fection de l’essence absolue. La connaissance de l’imparfait, sans celle de la perfection suprême, n’est pas possible. L’intelligence contient ainsi l’idée de l’essence divine ; elle ne peut être fer­mement convaincue d’une vérité, elle ne peut atteindre à aucune connaissance nécessaire, si elle n’est éclairée par une lumière immuable, n’étant pas immuable elle-même (Itiner., c. m).

2° La réflexion et le jugement ne sont pos­sibles qu’à la même condition. Celui qui ré­fléchit a, pour objet médiat ou immédiat de sa réflexion, le bien suprême. Il ne pourrait le faire s’il n’avait pas lui-même une idée de ce bien ; il a donc en soi-même l’idée du bien su­prême, c’est-à-dire l’idée de Dieu. Celui qui juge, juge nécessairement en vertu d’une règle qu’il regarde comme véritable, mais il ne peut etre convaincu de la vérité de cette règle^ que parce qu’il reconnaît qu’elle est conforme a une autre règle qui existe dans l’infini (ubi supra).

3° Le rien n’est qu’une conception en oppo­sition à celle de quelque chose, qui doit être pensé d’abord par nous. De même, le possible ne saurait être conçu par notre esprit, que nous n’ayons auparavant conçu l’actuel. L’être absolu, par conséquent, est l’idée fondamentale par laquelle seule nous pouvons penser le possible ; cet être est Dieu (loco cit., c. v).

4° Le fondement de l’individualité et des dif­férences des êtres est l’union de la matière et de la forme, d’un élément modifiable et d’une force moaifiante. La matière donne à la forme le fondement de l’être, la forme donne à la matière son essence (in II Lib. Sentent., dist. m, memb. 2, quæst. 3, 4).

5° Il n’est pas nécessaire d’admettre une âme générale du monde ; chaque être est animé par sa propre forme et son activité intérieure (loco cit., dist. xiv).

6·* Si Dieu donne à chaque chose la forme qui la distingue des autres et la propriété qui l’in­dividualise, il faut qu’il y ait en lui une forme idéale, ou plutôt des formes idéales (in Hexaem., serm. VI).

7° Toute âme raisonnable est destinée au bon­heur suprême ; personne n’en doute, tout le monde l’éprouve. Il suit donc que l’âme est immortelle ; car elle ne goûterait pas le bonheur suprême si elle pouvait craindre de le perdre (in II Lib. Sentent., dist. xix, art. n, quæst. 1).

8° Aucune bonne action ne demeure sans ré­compense, aucune mauvaise sans punition. Les choses, il est vrai, ne se passent pas ainsi dans celte vie ; la connaissance que nous avons de la justice de Dieu nous conduit donc nécessairement à admettre une autre vie (ib.).

9° Lorsqu’un homme meurt, comme il le doit, plutôt que de commettre une mauvaise action, si l’âme n’était point immortelle, que deviendrait la justice de Dieu, puisque, dans cette cir­constance, une action irréprochable produirait le malheur de celui qui l’aurait accomplie (<6.) ?

ÎO” Tous les vrais philosophes ont adoré un seul Dieu ; de là le destin de Socrate. Comme il défendait de sacrifier à Apollon, et qu’il n’adorait qu’un seul Dieu, il fut mis à mort (in Ilcxaem., serm. V).

11" La métaphysique s’élève à la considération des rapports du principe premier avec la totalité des choses dont il est la source. En ce point, elle se confond avec la physique, à laquelle il appartient d’étudier l’origine des choses. La mé­taphysique s’élève encore à la contemplation de l’Etre éternel, et en ce point, elle se confond avec la philosophie morale, qui ramène toutes choses à une seule fin, au bien suprême, soit qu’elle ait pour but la félicité pratique, ou la félicité spéculative,