Page:Franck - Dictionnaire des sciences philosophiques, 1875.djvu/210

Cette page n’a pas encore été corrigée

apprécie l’importance, de se produire sous la forme d’un miracle, lorsque son universalité, sa régularité s’opposent à ce qu’on la considère comme un fait surnaturel.

Nous ne soumettrons qu’à une critique som­maire quelques autres parties de la philosophie de M. de Bonald, où, par un abus des expressions parole, penser sa parole, parler sa pensée, il semble réduire à de véritables jeux de mots la solution de plusieurs problèmes importants. De ce que le mot verbe signifie en latin parole, et qu’il a servi à traduire le mot λόγος de l’Évangile de saint Jean, il ne suit pas que, de traduction en traduction, on puisse, sans confusion, établir, entre la parole humaine et l’essence divine, des similitudes qui ne sauraient exister entre des êtres si différents. Nous ne saurions admettre la légitimité de ces rapprochements, purement apparents, pas plus que l’introduction, dans la métaphysique et la théologie, de la langue de sciences qui leur sont étrangères. Lorsque, par exemple, M. de Bonald, pour caractériser à sa manière le dogme de l’incarnation, énonce cette proposition : Dieu est à l’homme Dieu, comme l’homme Dieu est à l’homme ; quel lecteur ne s’aperçoit que ce langage arithmétique ne pré­sente aucun sens admissible, et que ce serait le comble de la témérité que de vouloir faire su­bir, à cette étrange proportion, les transforma­tions régulières que la science enseigne à opé­rer sur les chiffres ?

Nous ferons encore une seule réflexion sur ces passages, dans lesquels M. de Bonald, établissant la nécessité d’un terme moyen entre le terme extrême Dieu et le terme extrême homme, passe insensiblement à l’idée de médiateur, et identifie ce terme moyen avec la personne du Verbe in­carné, comme il a identifié la parole divine avec la parole conçue ou articulée. Nous croyons que l’orthodoxie ne saurait accepter un système qui, regardant la venue de Jésus-Christ comme une suite nécessaire de la création de l’homme et de l’univers, enlève à la doctrine de la rédemption la libre détermination de la miséricorde divine, pour en faire le développement rigoureux d’une

loiprovidentielle, qui n’aurait pas même attendu la chute de l’homme pour rendre nécessaire l’intervention du Rédempteur. Mais nous n’avons pas à nous occuper d’accorder M. de Bonald avec l’Église ; nous dirons seulement que l’originalité de cette idée appartient à Malebranche. Indiquons maintenant, en peu de mots, le caractère général de la théorie sociale que l’auteur coordonne avec ces principes.

A sa doctrine du langage, M. de Bonald joint un principe général par lequel il considère tous jes objets comme entrant dans les trois catégories de cause, moyen, effet. Ces termes, Dieu, mé­diateur et homme, ainsi devenus, dans le monde physique, cause ou premier moteur, mouvement, effets ou corps, se transforment dans sa théorie sociale en pouvoir, ministre, sujet, dont on nous montre l’application jusque dans la famille, où le pouvoir est l’époux, le ministre, la femme, le sujet, l’enfant. Nous pourrions nous arrêter à faire remarquer que l’époux est, dans ce qui concerne la famille, aussi souvent au moins mi­nistre que la femme, dont les fonctions ont été, par la nature, renfermées dans un cercle assez étroit ; mais de Bonald ne met pas dans l’obser­vation des faits une rigoureuse exactitude, et il renferme toute l’organisation politique de la so­ciété dans ces trois termes. Est-il nécessaire de fuire remarquer qu’il ne peut sortir de cette conception que le despotisme ? Nous lisons, en effet, dans la Législation primitive (liv. I, ch. ix) : « Le pouvoir veut, il doit être un ; les ministres agissent, ils doivent être plusieurs ; car la vo­lonté est nécessairement simple, et l’action né­cessairement composée. », On voit que les mi­nistres responsables des Etats modernes n’ont point de place dans cette doctrine.

Il serait parfaitement inutile de suivre M. de Bonald à travers les rapports forcés, les défini­tions inattendues, dont se compose l’exposition de ses idées ; car partout nous rencontrerions la même formule, appuyée sur des considérations et des faits qui, tous, fléchissent et se modifient, afin de se prêter plus facilement à une conclu­sion évidemment préconçue. Pour ne citer qu’un exemple de ces définitions où personne ne sau­rait reconnaître, dans les mots, le sens connu et admis par tous, nous demanderons si la diffé­rence qui existe entre la religion naturelle et la religion révélée a jamais été conçue telle que l’auteur la présente, dans le passage suivant (ib., liv. I, ch. vin) : « L’État purement domestique de la société religieuse s’appelle religion natu­relle, et l’état public de cette société est, chez nous, la religion révélée…. Ainsi, la religion naturelle a été la religion de la famille primi­tive, considérée avant tout gouvernement, et la religion révélée est la religion de l’État. » Une des conclusions immédiates de cette définition arbitraire, c’est la consécration de l’intolérance, et l’identification de la loi religieuse et de la loi politique. Ces principes expliquent facilement plus d’un vote de l’auteur en faveur des lois réactionnaires de la Restauration. Nous ajoute­rons que M. de Bonald ne recule pas devant la conséquence des principes qu’il a posés, et que c’est même là un des traits caractéristiques de cette doctrine, où la politique s’unit à la philo­sophie.

Nous reconnaissons cependant que l’origina­lité de la pensée, la fermeté et la précision, du moins apparente, du style ont, à juste titre, mé­rité à M. de Bonald l’enthousiasme de nombreux lecteurs. En cherchant., dans une philosophie qui lui est propre, la raison des mystères du christianisme, il s’est peut-être écarte quelque­fois des définitions orthodoxes de l’Église ; il a néanmoins rendu à la religion un véritable ser­vice ; car il en réhabilitait la philosophie, en même temps que M. de Chateaubriand vengeait des dédains du xviii’siècle le côté sentimental et poétique du christianisme. Quelles que soient les erreurs qu’aient pu soutenir quelques-uns de ses disciples ; et quoique son école, vouée à la tâche ingrate de défendre l’absolutisme reli­gieux et politique, soit à peu près demeurée stérile, M. de Bonald n’en a pas moins disposé les esprits à rattacher à des considérations ra­tionnelles l’étude des lois, de la politique et de la théologie, et apporté sa part dans le mouve­ment qui a fait, de la philosophie de l’histoire et de celle de la religion, une des préoccupa­tions particulières à notre âge.

Indépendamment de la théorie du langage, que l’on peut considérer comme la base de ses écrits, M. de Bonald a développé, dans ses Recherches philosophiques, des considérations qui ne sont pas sans intérêt, sur la cause première, sur les causes finales, sur l’homme considère comme cause seconde, sur les animaux, etc. Il a tenté de démontrer l’existence de Dieu, en se fondant sur ce principe qu’une vérité connue est une véritée nommée. C’est, en d’autres termes, la preuve par le consentement des nations, dans laquelle l’au­teur a reproduit sa théorie des rapports de la parole et de la pensée. 11 a aussi défendu le système de la préexistence des germes, contre ceux qui ne voyaient, dans l’apparition du règne animal, qu’une transformation de la matière, devenue