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le pouvoir de s’associer, de former des communautés et la liberté de conscience. Il cite souvent cette parole de Théodoric qui sert aussi de conclusion à Γ Heptaplomeres : « La religion ne s’impose pas, car personne ne peut être forcé de croire malgré lui. » Outre l’article du diction­naire de Bayle, excellent pour la biographie, on consultera avec profit le livre de M. Baudrillart, Jean Bodin et son temps, Paris, 1853, et celui de M. Ad. Franck : Réformateurs et publicistes de l’Europe, Paris, 1864. C’est à ce dernier ou­vrage qu’on a emprunté la substance de cette notice.E. C.

BOËCE (Anicius Manlius Torquatus Severinus Boetius ou Boethius) naquit à Rome, en 470, d’une famille noble et riche. Son père avait été trois fois consul. Boëce obtint le même honneur sous le règne de Théodoric. Ce prince faisait le plus grand cas de son génie et de ses lumières. Il exerça sur le roi barbare l’influence la plus heureuse, jusqu’à ce que, l’âge ayant altéré le caractère de Théodoric, les Goths, flattant ses idées sombres et soupçonneuses, éloignèrent de lui les Romains et en firent leurs victimes. Boëce, en­fermé à Pavie, périt dans d’affreux tourments le 23 octobre 526, après six mois de captivité. Les catholiques enlevèrent son corps, et l’enterrèrent religieusement à Pavie même. Les bollandistes lui donnent le nom de saint, et il est honoré comme tel dans plusieurs églises d’Italie.

Les travaux philosophiques de Boëce n’ont rien d’original ; il porta presque exclusivement son attention sur les divers traités d’Aristote qui composent la logique péripatéticienne, ou 1 'Orga­num : 1° le Traité des Catégories ; 2° celui de l’interprétation ; 3° les Analytiques ; 4° les To­piques ; 5° les Arguments sophistiques ; il com­menta les uns, traduisit les autres, et composa quelques traités particuliers qui se rapportent au même sujet. L’exposition de sa doctrine se con­fond nécessairement avec celle de la doctrine d’Aristote, qu’elle reproduit fidèlement, et n’a ! d’intérêt que pour cette période de l’histoire qui sert, en quelque sorte, de transition entre la philosophie ancienne et le renouvellement des études au moyen âge. Sous ce rapport, Boëce a exercé une incontestable influence sur les siècles qui l’ont suivi. Cette influence a été d’autant plus facile, d’autant plus naturelle, que le res­pect pour sa qualité de saint, et presque de mar­tyr, recommandait ses écrits au sacerdoce catho­lique, avide de trouver quelque part les con­naissances logiques et dialectiques nécessaires à l’exposition et à la défense du dogme, et de puiser aux sources aristotéliciennes, auxquelles saint Augustin lui-même n’avait pas craint de re­courir. Deux choses, cependant, empêchaient d’étudier Aristote dans les textes originaux : la difficulté où l’on était de se le procurer, et l’igno­rance, presque universelle alors, de la langue grecque. Les écrits de Boëce étaient donc d’autant plus précieux, que seuls ils pouvaient fournir les renseignements désirés. Aussi en peut-on suivre la trace dans les siècles suivants, au moins jus­qu’au XIIIe.

Boëce a aussi commenté la traduction faite par le rhéteur Victorinus de Ylsagoge de Porphyre, considéré alors comme une introduction à l’é­tude d’Aristote. Une circonstance particulière ajoute encore à l’importance de ce travail. On sait qu’une phrase de cet ouvrage devint, plu­sieurs siècles après, l’occasion de la querelle des réalistes et des nominalistes, qui tentèrent, par des voies différentes, de donner une solution au problème qu’elle posait dans les termes suivants :

« Si les genres et les espèces existent par euxmêmes, ou seulement dans l’intelligence ; et, dans le cas où ils existent par eux-mêmes, s’ils sont corporels ou incorporels, s’ils existent sépa­rés des objets sensibles, ou dans ces objets et en faisant partie. » Porphyre, à la suite de ce pas­sage, reconnaît la difficulté, et se hâte de decla­rer qu’il renonce, au moins pour le moment, à résoudre cette question. Mais le commentaire supplée à ce silence de l’auteur, et expose rapi­dement des considérations que nous allons ana­lyser, comme le premier monument de la dis­cussion à laquelle furent soumis les universaux.

« Nous concevons, dit Boëce (In Porphyrium a Victorino translatum, lib. I, sub fine), des choses qui existent réellement, et d’autres que nous formons par notre imagination, et qui n’ont point de réalité extérieure. A laquelle de ces deux classes doit-on rapporter les genres et les espèces ? Si nous les rangeons dans la première, nous aurons à nous demander s’ils sont corporels ou incorporels, et s’ils sont incorporels, il faudra examiner si, comme Dieu et l’âme, ils sont en dehors des corps, ou si, comme la ligne, la sur­face, le nombre, ils leur sont inhérents. Or le genre est tout entier dans chacun de ces objets ; il ne saurait donc être un, et, n’étant pas un, il n’est pas réel ; car tout ce qui est réellement, est en tant qu’individuel · on peut en dire autant des espèces. De là cette alternative : si le genre n’est pas un, mais multiple, il faut de nécessité qu’il se résolve dans un genre supérieur, et successi­vement de genre supérieur en genre supérieur, en remontant toujours sans limite et sans terme ; si, au contraire, il est un, il ne saurait être commun à plusieurs ; il n’est donc véritablement pas. Sous un autre point de vue, si le genre et l’espèce sont simplement un concept de l’intelli­gence, comme tout concept est ou l’affirmation ou la négation de l’état d’un sujet, d’un être qui est soumis à notre perception, tout concept sans un sujet est vain, le genre et l’espèce viennent d’un concept fondé sur un sujet, de manière à le reproduire fidèlement, ils ne sont pas alors seulement dans l’intelligence, ils sont encore dans la réalité des choses. Il faut aussi chercher quelle est leur nature. Car si le genre^ emprunté à l’objet, ne les reproduisait pas fidelement, il semble qu’il faudrait abandonner la question, puisque nous n’aurions ici ni objet vrai, ni con­cept fidèle d’un objet. Cela serait juste, s’il n’é­tait pas d’ailleurs inexact de dire que tout con­cept emprunté à un sujet, et qui ne le reproduit pas fidèlement, est faux en lui-même ; car ; sans nous arrêter aux conceptions fantastiques, incon­testablement vraies en tant que conceptions, nous voyons que la ligne est inhérente au corps, et qu’elle n’en saurait être conçue séparée. C’est donc l’âme qui, par sa propre force, distingue entre ces éléments mêlés ensemble, et nous les présente sous une forme incorporelle, comme elle les voit elle-même. Les choses incorporelles, telles que celles que nous venons d’indiquer, possèdent diverses propriétés qui subsistent, même lorsqu’on les sépare des objets corporels auxquels elles sont inhérentes. Tels sont les genres et les espèces ; ils sont donc dans les ob­jets corporels, et aussitôt que l’âme les y trouve^ elle en a le concept. Elle dégage du corps ce qui est de nature intellectuelle, pour en contempler la forme telle qu’elle est en elle-même ; elle ab­strait du corps ce qui est incorporel. La ligne que nous concevons est donc réelle, et, quoique nous la concevions hors du corps, elle ne peut pas s’en séparer. Cette opération accomplie par voie de division, d’abstraction ; ne conduit pas à des résultats faux ; car l’intelligence seule peut aborder véritablement les propriétés. Celles-ci sont donc dans les choses corporelles, dans les objets