comme le code de ces procédures détestables dont le bûcher était presque toujours le dénoûment. Ces aberrations, il est vrai, étaient communes à toute cette génération ; la concordance des événements d’ici-bas avec les phénomènes astronomiques avait été enseignée par tous les averroïstes, les plus savants peut-être des philosophes du moyen âge, et la sorcellerie pouvait bien être prise au sérieux par un homme qui l’avait entendu confesser par ses adeptes.
Cet esprit asservi à de misérables préjugés est pourtant un esprit hardi. Ses contemporains ne s’y sont pas trompés ; ils le désignent comme un novateur ; ils l’associent à tous ceux qui ont laissé une renommée suspecte, aux ennemis de toutes les religions, aux athées. Huet le désigne, en plein xviie siècle, comme un écrivain dangereux, et plus tard encore, Morhof rapproche son nom de celui de Vanini et signale « ses opinions monstrueuses. » Les théories politiques de la République ne suffisent pas pour justifier cette réputation ; mais elle s’explique à la lecture de ses dialogues intitulés Heptaplomeres. Les personnages représentent toutes les religions, et de plus l’épicurisme et la philosophie. Leur discussion ne conclut pas, et il semble que l’auteur ait voulu comme Cardan renvoyer toutes les religions dos à dos, et les détruire l’une par l’autre, pour établir la nécessité d’une tolérance universelle. Quant à la philosophie qui à son tour prend la parole, il serait difficile de la caractériser ; elle respire d’un côté le sentiment très-décidé de la liberté humaine, de l’autre elle ne s’élève à Dieu que par l’intermédiaire d’un nombre infini de créations imaginaires, qui comblent l’intervalle entre lui et la nature, anges, archanges, esprits de toute sorte bons ou mauvais, exerçant tous leur empire sur la nature et sur l’homme, et prenant part à la production des événements. Il y a là quelque chose qui ressemble à l'échelle d’Averroës, à cette hiérarchie de principes qui transmettent à l’univers l’action de l’unité divine. Au milieu de ces rêveries, qui sentent le mysticisme, on remarque les premiers essais de critique religieuse d’après l’examen des textes. Bodin n’est pas un incrédule, mais il est tiède ou même indifférent pour les religions positives, sauf le judaïsme envers lequel il laisse percer assez de prédilection, pour que Guy Patin ait écrit : « qu’il était juif en son âme et que tel il mourut. » En lui se réunissent tant bien que mal les deux esprits qui se heurtent au xvie siècle : la foi et le doute ; mais sa foi est plutôt philosophique que religieuse, et son doute ne le défend pas de la superstition. Il suffit cependant à lui inspirer le goût, et à lui découvrir les vrais procédés de l’exégèse religieuse, qui, au témoignage de M. Baudrillart, paraît dans cet ouvrage armée de toutes pièces. Ce mystique singulier est donc le précurseur des rationalistes allemands, et des critiques français du xvme siècle. « Il réunit en lui, dit M. Franck, avec la connaissance la plus approfondie du texte sacré le spiritualisme traditionnel de la Miscbna, la subtile dialectique du Talmud, le platonisme allégorique de Philon, le mysticisme de la Kabale, le demi-rationalisme de Moïse Maimonide, s’émancipant plus d’une fois jusqu’à la pure philosophie. »
Le vrai titre de gloire de Bodin n’en reste pas moins son traité sur l’État. ou, pour parler comme lui au sens antique, son livre de la République. Il aurait pu, avec plus de raison que Montesquieu, y mettre cette épigraphe : proies sine maire creata. Non pas qu’il n’ait été précédé dans cette carrière, ni qu’il ignore les travaux de scs devanciers : il connaît les dialogues de Platon, il sait mieux encore la Politique d’Aristote, a laquelle il fait de nombreux emprunts ; il a lu
Machiavel et essaye dès sa préface une juste critique de l’écrivain « qui n’a jamais sondé le gué de la science politique, qui ne gist pas en ruses tyranniques ; » et du livre qui « rehausse jusqu’au ciel et met pour un parangon de tous les lois le plus desloyal fils de prestre qui fut onques. » Mais sa doctrine reste originale ; il la puise dans ses principes philosophiques, dans l’étude de l’histoire et dans l’expérience des choses de son temps ; elle n’a rien d’artificiel ni de commun et elle contient des parties d’une puissante originalité. En voici l’esquisse. Le souverain bien de l’État est le même que celui de l’individu. L’homme de bien et le bon citoyen sont tout un,
« et la félicité d’un homme et de toute la république est pareille. » Or chaque homme en particulier trouve son bien dans la pratique de la vertu, dans l’obéissance à la raison ; mais la raison règle les appétits et ne peut les supprimer ; il faut donc qu’ils soient satisfaits, que la vie et la sécurité de chacun soient assurées. Le principe de la communauté n’est donc pas le bonheur, mais ne peut être non plus exclusif du bonheur, ou contraire au bien-être. Les anciens avaient tort de définir la république une société d’hommes assemblés pour bien et heureusement vivre. « Ce mot heureusement n’est point nécessaire, autrement la vertu n’aurait aucun prix, si levent ne soufflait toujours en poupe. » En résumé, l’État le mieux ordonné est celui qui rend le plus facile la satisfaction des besoins et l’accomplissement des devoirs. Il implique des sujets ayant des intérêts communs, et une souveraineté. Les sujets ce sont les « mesnages » ou la famille, « vraye source et origine de toute république. » La souveraineté c’est la volonté même de ces familles, qui forment ce qu’on appelle un peuple, personne collective, qui ne meurt jamais. Cette volonté est l’origine de la loi ; elle est indépendante de tout autre pouvoir, excepté de la raison, et de ses règles absolues qui sont les ordres du « Grand Dieu dénaturé. » Ces souverains peuvent déléguer leur autorité à des personnes chargées de l’exercer, et constituer ainsi un gouvernement qui n’a d’autre droit que celui qu’il tient de ce mandat, de cette « commission. » Mais il a toutes les prérogatives que cette délégation implique, pour tout le temps qu’elle les lui a conférées ; il peut la retenir à jamais si on la lui a confiée à cette condition : il peut la transmettre à ses descendants, la donner à son tour « sans autre cause que sa libéralité. » Ainsi Bodin admet à la fois la souveraineté populaire ; il la déclare perpétuelle, indépendante ; et d’autre part il estime qu’elle peut être aliénée à jamais entre les mains d’une seule personne. Il arrive presque au même excès que Hobbes, et l’on ne voit pas ce qu’il reste de droits à ces « mesnages », du jour qu’ils ont abdiqué au bénéfice d’un chef ; non-seulement ils se sont dépouillés, mais ils ont d’avance stipulé la servitude de leurs descendants, qui naîtront sans rien exercer de cette souveraineté qu’on leur accorde nominalement. Bodin, au milieu des troubles qui déchiraient la France et en menaçaient l’unite, ne voyait le salut que dans la monarchie absolue, indépendante a la fois de la foule aveugle, de la noblesse avide, et de l’Église intolérante. C’est son excuse : il en a d’autres, meilleures encore, dans les limites qu’il assigne à ce pouvoir, qu’on aurait pu croire illimité. 11 trouve sa borne, non pas précisément dans le droit individuel, auquel Bodin ne s’attache pas assez ? mais dans celui de la famille et de la propriété qui en est la condition. Ce sont là des choses saintes, inviolables par nature, des droits que nulle loi n’a dictés, que nulle loi ne peut effacer. Il n’y a pas de souverain qui y puisse porter atteinte ;