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à enseigner officiellement la philo­sophie péripatéticienne. A propos et sous le nom d’Aristote. il fait aussi la critique des opinions erronées ae son temps, par exemple de la théorie des causes occultes, qu’il compare à des lambeaux cousus sur le vêtement des philosophes pour ca­cher leur nudité, c’est-à-dire leur ignorance. Ce­pendant, quand on considère l’impuissance à la­quelle il réduit la raison, il n’est guère permis de voir en lui autre chose qu’un sceptique. Il ne pense pas que, sans le secours de la révélation, nous puissions résoudre aucune des questions qui touchent à la religion et à la morale ; il ne nous accorde pas même la faculté de savoir par nous-mêmes s’il y a un Dieu, encore moins de démontrer son existence et de pénétrer dans les secrets de la nature (Circulus Pisanus in prio­rem librum physices, p. 24). Les contemporains de Bérigard ne se sont pas mépris sur le sens de ces protestations, en apparence si favorables à l’autorité religieuse.

BERKELEY (Georges) naquit à Kilkrin en Irlande, en 1684, et mourut à Oxford en 1753. Les années de son adolescence et de sa jeunesse se passèrent à Kilkenny, l’une des villes les plus considérables de l’intérieur de l’Irlande. C’est là que fut commencée son éducation, qui reçut son achèvement au collège de la Trinité, à l’université de Dublin, dont il devint associé en 1707. Après une série de voyages en France, en Italie, en Sicile, il fut nommé au doyenne de Derry, ri­che bénéfice, qui semblait devoir le retenir et le fixer dans sa patrie, lorsque, cédant à un mouvement tout à la fois d’humeur aventureuse et de prosélytisme religieux, il partit pour RhodeIsland, avec le projet d’y créer, sous le nom de collet7e cle Saint-Paul, un établissement qui, moyennant une instruction fondée sur des prin­cipes évangéliques, devait devenir un foyer de civilisation pour les sauvages d’Amérique. Ce dessein échoua. De retour en Angleterre, Ber­keley fut, en 1734, promu à l’évêché de Cloyne, qu’il refusa plus tard de quitter pour un béné­fice deux fois plus considérable. Il était venu à Oxford pour y surveiller l’éducation de son fils; il y mourut presque subitement en 1753. Il avait été l’ami de Steele, de Swift, de lord Péterborough, du duc Grafton et de Pope. Il laissait un grand nombre d’écrits, réunis par lui et publiés en un recueil, sous le titre de Traités divers, à Oxford, en 1752, un an avant sa mort.

Parmi les ouvrages de Berkeley, il en est qua­tre qui, au point de vue philosophique, sont particulièrement importants. Ce sont : 1" la Théo­rie de la vision, publiée en 1709 ; le Traité sur les principes de la connaissance humaine, publié en 1710, c’est-à-dire à une époque où Ber­keley n’avait encore que vingt-six ans ; 3“ les Trois Dialogues entre Hylas et Philonoüs, pu­bliés en 1713 ; 4° l’Alciphron, ou le Petit Phi­losophe, publié en 1732. Les Dialogues ont été traduits en français par l’abbé du Gua de Malves (in-12, Amsterdam, 1750), et Y Alciphron par de Joncourt (2 vol. in-12, la Haye, 1734).

Alciphron, ou le Petit Philosophe (the Minute Philosopher), est un traité tout à la fois de théodicee, de logique et de psychologie, mais surtout de morale. L’Essai sur l’entendement humain avait donné naissance à une foule de théories matérialistes, fatalistes, sceptiques. L’objet général du livre de Berkeley est la réfu­tation de ces doctrines. Toutefois, Y Alciphron paraît plus spécialement dirigé contre les écrits de Mandeville, qui, dans sa Fable des abeilles et autres ouvrages, avait prétendu que ce qu’on appelle la vertu n’est qu’un produit artificiel de la politique et de la vanité. Berkeley adopta dans cet ouvrage la forme du dialogue, dont il s’était déjà servi dans plusieurs autres écrits. Les principales questions relatives au devoir, au libre arbitre, à la certitude, à la nature de l’âme et de Dieu, s’y trouvent, les unes-traitées en détail, les autres sommairement examinées, et les unes et les autres y sont résolues dans le sens des croyances universelles.

Le livre intitulé Théorie de la vision (Theory of vision) contient en germe le scepticisme en matière de perception extérieure, qui devait, quelques années plus tard, se produire sous des formes plus complètes et plus hardies dans les Principes de la connaissance humaine et dans les Dialogues entre Hylas el Phiionoüs. Le sys­tème de Berkeley sur la non-réalité du monde matériel n’était-il pas encore parfaitement arrêté dans son esprit, ou l’auteur jugea-t-il préférable de ne le produire que graduellement ? Ce sont là deux hypothèses qui ont l’une et l’autre leur probabilité. Quoi qu’il en soit, la Théorie de la vision contient d’excellents aperçus sur les opé­rations des sens. La distinction que, plus tard, l’école écossaise, avec Reid et Stewart, devait établir entre les perceptions naturelles et les perceptions acquises du sens de la vue, s’y trouve déjà présentée par Berkeley. Cette distinc­tion était d’autant plus importante, qu’elle était rendue plus difficile par la longue et presque invincible habitude où nous sommes dès les premiers jours de notre enfance d’associer les unes aux autres dans une étroite union les opé­rations de nos divers sens.

Le Traité sur les principes de la connais­sance humaine (Treatise on the principies of human knowledge), et les Trois Dialogues en­tre Hylas et Philonoüs (Three Dialogues belwen Hylas and Philonoüs), malgré la différence de la forme dans laquelle ils sont écrits, ont un seul et même objet, qui est de contester la réa­lité objective de nos perceptions. « Il est, dit Berkeley (Théorie des principes de la connais­sance humaine, § 6), des vérités si près de nous et si faciles à saisir, qu’il suffit d’ouvrir les yeux pour les apercevoir, et au nombre des plus importantes me semble être celle-ci, que, la terre et tout ce qui pare son sein, en un mot, tous les corps dont l’assemblage compose ce ma­gnifique univers, n’existe point hors de nos es­prits. » Ainsi, point de réalités matérielles. Les seules existences réelles sont les êtres incorpo­rels, les esprits, c’est-à-dire Dieu et nos âmes.

Deux causes principales paraissent avoir dé­terminé chez Berkeley l’adoption d’une telle doctrine. La première, d’un caractère tout per­sonnel, se trouve dans les dispositions religieu­ses du pieux évêque de Cloyne. Nous pouvons, sur ce point, recueillir son propre aveu:« Si l’on admet (dit-il dans sa Préface aux Trois Dialogues) les principes que je vais tâcher de répandre parmi les hommes, les conséquences qui, à mon avis, en sortiront immédiatement, seront que l’athéisme et le scepticisme tombe­ront totalement. » Berkeley croyait donc, par la négation de la matière, servir la cause du spi­ritualisme. L’école de Locke avait converti en une négation hardie le doute timide du maître à l’en­droit de la spiritualité, et Berkeley répondait à cette école par la négation de la substance ma­térielle. 11 ne s’attendait pas qu’un jour vien­drait où le scepticisme, par la main de Hume, saisirait l’arme dont il venait de frapper le monde matériel, et la tournerait contre le monde des esprits.

La seconde cause, il faut la chercher dans le caractère fondamental de la théorie, qui, tout bsurde qu’elle fût, régnait alors souveraine­ment