Page:Franck - Dictionnaire des sciences philosophiques, 1875.djvu/183

Cette page n’a pas encore été corrigée

est refoulée sur elle-même ; l’homme, comme être fini, sent sa petitesse et son néant ; il est accablé par cette mystérieuse puissance de l’absolu et de l’infini dont le spectacle lui est of­fert. Un sentiment de terreur et d’épouvante s’em­pare de son âme ; mais en même temps, la partie de son être qui se sent infinie prend d’autant mieux conscience de sa grandeur, de son indé­pendance et de son infinité. Aussi, le sentiment du sublime est mixte ; à la tristesse, à la frayeur, se mêle une joie intime et profonde et un attrait puissant qui s’exerce particulièrement sur les âmes fortes.

  1. Dieu est le principe du beau, comme il est celui du vrai et du bien. Où trouver, en effet, l’idée du beau complètement réalisée, sinon dans le seul être au sein duquel la contradiction, l’op­position et le désaccord n’existent pas, dont l’in­telligence, la volonté et la puissance se dévelop­pent dans une éternelle harmonie et ne rencon­trent aucun obstacle, dans l’être qui agit et crée sans effort et dont la félicité est inaltérable ? Dieu, qui est le type de la liberté absolue, est donc aussi la beauté suprême ; toute beauté dérive de lui. La beauté du monde est une image et un reflet de la beauté divine.

Parcourons les principaux degrés de l’existence, nous verrons le beau suivre dans la création le même progrès que l’intelligence, la vie et la spi­ritualité. La beauté n’est pas dans la matière, celle-ci ne devient belle que par l’arrangement et la disposition de ses parties, et par le mouve­ment qui lui est communiqué. Une forme régu­lière, des mouvements qui s’exécutent selon des lois fixes, la lumière et la couleur, voilà ce qui constitue la beauté des êtres inanimés, celle du système astronomique et du règne minéral ; or il est évident qu’elle est empruntee à l’intelligence. Qu’est-ce que la régularité, l’harmonie, que sont les lois du mouvement, sinon la manifestation d’une force intelligente ? Qu’est-ce que l’ordre, sinon la raison visible ? Ce que nous trouvons à ce premier degré de l’existence, c’est la beauté ma­thématique ; à elle peut s’appliquer cette défini­tion du beau ·. l’unité dans la variété, la propor­tion, la convenance des parties entre elles. Mais cette formule ne peut être générale ; appliquée aux êtres vivants et à la beauté spirituelle, elle devient trop abstraite^, elle est vide et insigni­fiante. Dans la beaute physique elle-même, un élément lui échappe, la couleur qui nous plaît indépendamment de ses combinaisons et possède déjà le caractère symbolique. Dans le règne or­ganique, l’exactitude et la simplicité des lignes géométriques font place à des formes plus riches et plus variées, qui annoncent une plus grande liberté et un commencement de vitalité. Les forces qui animent la plante, se déploient sous des for­mes et par des phénomènes qui se dérobent à la mesure précise et au calcul. En outre, la plante jouit de l’expression symbolique à un degré plus élevé que le minéral. Par son aspect extérieur, par la disposition et la direction de ses branches et de ses feuilles, par ses couleurs, elle exprime des idées et des sentiments qui répondent aux affections de l’âme : la grâce, l’élégance, la mé­lancolie, etc. Aussi, nous commençons à sympa­thiser vivement avec ces êtres, quoiqu’ils ne pos­sèdent pas les qualités dont ils nous offrent l’em­blème ou le symbole. Le règne animal nous pré­sente une beauté d’un ordre supérieur, et dont il est facile de suivre les degrés a travers le pro­grès des espèces. L’animal possède, outre les propriétés qui appartiennent à la plante, c’est-àdire l’organisation et. la vie, des facultés qu’elle n’a pas, la sensibilité, le mouvement spontané, l’instinct ; il a des organes appropriés à ces fonc-

DICT. PHILOS.

tions et qui non-seulement servent à les accom­plir, mais Jes manifestent au dehors. La plante est enracinée au sol, immobile et muette ; quoique doué d’une intelligence qui n’a pas conscience d’elle-même, et d’une activité qui ne se possède pas, l’animal se meut et agit en vertu de déter­minations intérieures, en apparence volontaires et libres. Son caractère, ses mœurs et ses habi­tudes nous donnent l’image des qualités morales qui appartiennent à l’àme humaine ; la laideur et la difformité sont ici bien plus fortement pronon­cées que dans le règne précédent ; mais cela tient à la détermination même des formes et à la su­périorité de l’expression. Les dissonances doivent être plus choquantes, les mélanges offrir un as­pect bizarre et monstrueux, et à côté des qualités qui nous plaisent, la légèreté, la grâce, la dou­ceur, la force, la finesse, le courage^ apparais­sent la lenteur, la stupidité, la férocité. Mais que peut être la beauté dans le règne animal, si on la compare à la beauté dans l’homme ? « L’âme seule est belle^ » a dit Plotin ; aussi nous avons vu que dans les etres inférieurs a l’homme, ce sont encore l’intelligence, la vie et l’expression des qualités morales qui font leur beauté ; mais l’âme vérita­ble, c’est l’âme humaine, le corps est fait pour elle, et il n’est pas seulement sa demeure, il est son image. Tout annonce dans le corps humain, dans ses proportions, dans la disposition des mem­bres, dans la station droite, dans les attitudes et les mouvements, une force intelligente et libre. La surface n’est plus recouverte de végétations inanimées, d’écailles, de plumes ou de poils ; la sensibilité et la vie apparaissent sur tous les points ; enfin la figure humaine est le miroir dans lequel viennent se refléter tous les sentiments et toutes les passions de l’âme. Qui pourrait dire tout ce qu’il y a de puissance d’expression dans le regard, dans le geste et dans la voix humaine ? L’homme possède en outre un moyen de manifes­ter sa pensée qui lui est propre : la parole. Enfin il se revèle tout entier dans ses actes. Les actions humaines ne sont pas seulement utiles ou nuisi­bles, bonnes ou mauvaises ; elles sont aussi belles ou laides, selon qu’elles expriment les qualités de l’âme en harmonie avec son essence, l’intelligencej la noblesse, la bonté, la force, ou leur opposé : l’ignorance, la stupidité, la bassesse, la faiblesse et la méchanceté, selon qu’elles annon­cent une nature richement douée, dont le déve­loppement facile est conforme à l’ordre, ou une âme pauvre, bornée, misérable, comprimée dans le développement de ses tendances, folle et désor­donnée dans ses mouvements.

Telles sont, grossièrement indiquées sans doute, les principales manifestations du beau dans la nature et dans l’homme, c’est-à-dire dans le monde réel ; mais le spectacle de la nature et de la vie humaine est loin de nous offrir une réa­lisation de l’idée du beau, capable de nous satis­faire ; partout le laid à côté du beau ; le hideux et le difforme, le chétif, l’ignoble forment con­traste avec la beauté, l’obscurcissent et la défi­gurent^ partout, dans la vie réelle, la prose est mêlée à la poésie ; aussi l’homme sent le besoin de créer lui-même des images et des représen­tations plus conformes à l’idée du beau, que conçoit son intelligence, et de reproduire cette beauté idéale qu’il ne trouve nulle part autour de lui. Alors naît l’art, dont la destination est de représenter l’idéal (voy. Arts).

Nous reconnaissons donc trois formes princi­pales de l’idée du beau : le beau absolu, le beau réel, et le beau idéal ; le premier n’existe que dans Dieu, le second nous est offert dans la na­ture et dans la vie humaine, et le troisième est l’objet de l’art.

11