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que nous procure l’utile : l’une est intéres­sée, l’autre ne l’est pas ; l’une est accompagnée du désir de posséder l’objet utile et de le l’aire servir à notre usage, l’autre est dégagée de tout semblable désir ; elle laisse l’objet subsister tel qu’il est. libre et indépendant, ce qui fait dire que le désir de l’utile tend à consommer et à dé­truire, tandis que le sentiment du beau aspire à la conservation et à l’union. Enfin les deux actes de l’esprit par lesquels nous saisissons le beau et l’utile sont différents ; nous voyons, nous contem­plons le beau ; nous concevons l’utile. Pour aper­cevoir l’utilite d’un objet, il faut le comparer avec son but ou sa fin ; or ce jugement, qui suppose une comparaison, est un acte réfléchi ; la per­ception’du beau, au contraire, est immédiate : c’est une intuition. Aussi, quana un objet est à la fois utile et beau, sa beauté nous frappe avant que nous ayons pu souvent deviner son utilité.

L’idée du beau est également distincte de celle du bien. Plusieurs philosophes ont identifié le beau et le bien. C’est la theorie de Platon ; il est possible que ces deux idées soient identiques dans leur principe, mais pour l’esprit de l’homme elles sont différentes. D’abord l’idée du bien comme celle de l’utile implique la conception d’une fin. Le bien pour un être est l’accomplissement de sa fin. Le bien général, l’ordre, est l’accomplisse­ment de toutes les fins particulières dans leur rapport avec une fin totale. Or il est évident que l’idée du beau ne renferme pas la conception d’un but ou d’une fin propre à chaque existence. Lors­que je contemple la beauté d’un objet, je ne songe nullement à sa destination ni à celle de chacune des parties qui le composent. Ce juge­ment supposerait d’ailleurs une comparaison ; or nous avons vu que la perception du beau est im, médiate et intuitive. Aussi, pour le dire en pas­sant, le sentiment du beau précède l’idée du bien comme celle de l’utile. La jouissance qui accom­pagne la vue du bien est infiniment plus noble que celle de l’utile, mais nous ne la confondons pas avec le plaisir au beau. Ainsi que l’a fait re­marquer Kant, elle n’est pas non plus désintéres­sée, en ce sens qu’elle ne nous laisse pas indif­férents à l’existence réelle de l’objet. Que l’objet beau existe réellement ou ne soit que la repré­sentation du beau, le plaisir n’en est pas moins vif ; souvent même l’image nous plaira plus que la réalité. Il n’en est pas de même du bien ; la volonté est loin d’être indifférente à son accom­plissement et à sa réalisation, elle veut que le bien soit pratiqué et en fait une obligation a tout être raisonnable. Celui-ci, quoique moralement libre, apparaît soumis à une loi. Or toute idée de dépendance doit être écartée de la considération du beau. Le même philosophe démontre que l’idée du beau ne peut rentrer dans celle de per­feci ion, qui d’ailleurs se confond avec l’idée de bien. La perfection consiste à posséder en soi tous les moyens de réaliser sa fin. Dans l’utile, le but est en dehors du moyen ; dans le parfait, les moyens et le but sont inséparables. L’être par­fait est donc celui à qui rien ne manque et qui jouit de la plénitude de ses facultés. Mais la con­ception d’une fin et d’un rapport entre les moyens et la fin n’en est pas moins comprise dans l’idée de perfection.

On établit une corrélation entre les trois idées du beau, du bien et du vrai. Nous devons donc montrer la différence de cette dernière avec l’idée du beau. Le vrai est la parfaite identité de l’idée et de son objet. Il est évident dès lors que le vrai s’adresse à la raison seule, et suppose la concepiion pure des idées de la raison, dépouillées de toute forme, de toute manifestation senible ; or le beau se voit, se contemple et ne se conçoit pas ; il diffère donc du vrai, en ce qu’il est insé­parable de la manifestation sensible. Le beau et le vrai au fond sont identiques ; mais pour s’i­dentifier avec le vrai, le beau doit se dégager de sa forme : ce qui par là même l’anéantit comme beau.

  1. Nous nous trouvons ainsi conduits à la vé­ritable définition du beau. Sans entrer dans une analyse que ne comporte pas cet article, nous dirons, en nous appuyant sur ce qui précède, que l’idée du beau renferme la notion fondamentale d’un principe libre indépendant de toute relation, qui est à lui-même sa propre fin et sa loi, et qui apparaît dans un objet déterminé, sous une forme sensible. Le beau nous offre donc les deux termes de l’existence, l’invisible et le visible, l’infini et le fini, l’esprit et la matière, Vidée et la forme, non isolés et séparés, mais réunis et fondus en­semble de manière que l’un est la manifestation de l’autre. Cette harmonieuse unité est l’essence du beau qui peut se définir : la manifestation sen­sible du principe qui est l’âme et l’essence des choses.

Il est facile d’expliquer à l’aide de cette défini­tion les caractères de l’idée du beau et du senti­ment qu’il nous fait éprouver. En effet, s’il est vrai que le beau nous présente réunis dans le même objet les deux éléments de l’existence, le spirituel et le sensible, le fini et l’infini ; il s’a­dresse à la fois aux sens et à la raison, à la rai­son par l’intermédiaire des sens. A travers la forme sensible, l’esprit atteint l’invisible, c’est une révélation instantanée, soudaine, qui ne sup­pose ni comparaison ni réflexion ; ce n’est ni une conception pure, ni une simple perception, mais une intuition qui renferme dans un acte complexe les deux termes de toute connaissance, comme elle saisit les deux prin.ipes de toute existence. On voit donc en quoi, sous ce rapport, le beau diffère de l’utile, du bien et du vrai ; l’utile nous retient dans la sphère bornée du monde sensi­ble, dans le cercle des besoins de notre nature finie. Le beau nous révèle l’infini, non en soi, mais dans une image et sous une forme sensi­ble. Le bien nous fait concevoir la fin des êtres et le but auquel ils tendent ; mais dans le bien la fin est distincte des êtres eux-mêmes ; elle est placée en dehors d’eux ; ils y aspirent, ou ils doivent l’accomplir. Dans le beau, la fin et les moyens sont identiques ; la fin se réalise d’ellemême par un développement naturel, libre et har­monieux.

Puisque le beau nous offre l’image d’un être au sein duquel toute opposition est effacée et se dé­veloppant harmonieusement et librement, la con­templation du beau doit éveiller dans notre âme une jouissance délicieuse qui n’a rien de commun avec celle que fait naître la satisfaction des be­soins physiques, jouissance pure et desintéressée ui se suffit à elle-même, et n’est accompagnée’aucun désir de faire servir l’objet à notre usage, de nous l’approprier ou de le détruire. Nous nous sentons seulement attirés vers la beauté par la sympathie et l’amour.

Nous pouvons distinguer aussi l’idée du beau de celle du sublime, et les deux sentiments qui leur correspondent. Le beau, c’est l’harmonie par­faite des deux principes de l’existence, de l’infini et du fini. Dans le sublime, cette proportion n’existe plus ; l’infini dépasse à tel point la ma­nifestation sensible, que celle-ci apparaît comme incapable de le contenir et de l’exprimer. D’un côté, l’infini se révèle dans sa grandeur et son infinité ; de l’autre, le fini s’efface, disparaît, ou ne manifeste que son néant ; dès lors l’equiliDre, qui dans le beau maintenait le rapport et l’har­monie des deux principes, est rompu. La sensi­bilité