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fondement. Quoi qu’il en soit, l’homme peut, sans avoir la moindre idée d’un Dieu, dis­tinguer la vertu du vice. Souvent même un athée portera plus loin qu’un croyant la notion et la pratique du bien ; et, sous ce rapport, l’athéisme semble infiniment préférable à la superstition et à l’idolâtrie (Œuvres diverses, passim).

Que résulte-t-il pour l’esprit humain des incer­titudes dans lesquelles il tombe quand il médite ces grandes questions ? Bayle nous dira bien des lèvres que la suite naturelle de cela doit cire de renoncer à prendre la raison pour guide, et d’en demander un meilleur à la cause de toutes choses ; il nous donnera le conseil hypocrite de captiver notre entendement à l’obéissance de la foi (Dictionn. hist. et crit., art. Pyrrhon) ; mais il ne nous aura pas plutôt amenés à sacrifier la science à la croyance, la raison à la révélation, qu’il se hâtera de briser sous nos pieds le pré­tendu support sur lequel ses artifices nous auront attirés. « Qu’on ne dise plus que la théologie est une reine dont la philosophie n’est que la ser­vante ; car les theologiens eux-mêmes témoi­gnent par leur conduite qu’ils regardent la phi­losophie comme la reine, et la théologie comme la servante… Ils reconnaissent que tout dogme qui n’est point homologué, pour ainsi dire, véri­fié et enregistré au parlement suprême de la raison et de la lumière naturelle, ne peut être que d’une autorité chancelante et fragile comme le verre (Comment, philos, sur ces paroles, etc., Impartie, ch. i). » Non, Bayle n’a point, il nous l’affirme lui-même, une arrière-pensée dogmati­que. « Je ne suis, nous dit-il ailleurs (Lettre au P. Tournemine), que Jupiter assemble-nues ; mon talent est de former des doutes, mais ce ne sont pour moi que des doutes. » Son scepticisme enveloppe tout.

Mais comment fera-t-il ces ruines ? Bayle n’est pas un lâche, à coup sûr ; et ses intérêts maté­riels lui demanderaient en vain une bassesse. Ce n’est pas non plus un enthousiaste ; il n’y a en lui ni un héros ni un martyr. Il n’attaquera donc pas directement, ouvertement, les dogmes contre lesquels il conspire. Sa méthode, qui sa­tisfera à la fois et son érudition et sa prudence, opposera à un système qui soutient telle ou telle assertion quelque système ancien ou moderne qui la nie, broiera ainsi l’une par l’autre les doc­trines contradictoires, et ensevelira sous leurs débris les vérités, ou du moins les opinions que leur désaccord compromet.

D’où venaient chez Bayle ces dispositions sceptiques ? Il faut d’abord faire, pour la for­mation et la constitution de ce caractère, une large part à l’esprit des temps nouveaux, dont les libres penseurs devaient être les premiers pénétrés, et auquel le protestantisme était plus particulièrement accessible. A cette cause gé­nérale, des causes spéciales étaient venues se joindre. À vingt ans, c’est-à-dire à l’âge où l’in­telligence se prête avec le plus de docilité aux doctrines qui lui sont prêchées, nous le trouvons lisant sans cesse et relisant Montaigne. Pus tard, sa double apostasie, et la honte accompagnée de remords dont elle l’accabla, lui inspira une aver­sion profonde pour cette légèreté avec laquelle les hommes, en général, se rendent à ce qui leur présente le masque de la vérité ; et sans doute il a sacrifié outre mesure à une disposition dont il s’accuse dans une lettre datée du 3 avril 1675, « à la honte de paraître inconstant ; » le meilleur moyen de ne se jamais mettre en contradiction avec soi-même, c’est de ne jamais rien affirmer.

Les principaux ouvrages de Bayle sont : lu les Pensées diverses sur la comète qui parut en 1680 ; 2° les Nouvelles de la République des f.cttres, journal fondé en 1684, et qui eut jus­qu’en 1687, où il finit, un succès prodigieux : 3" un Commentaire philosophique sur ces pa­roles de l’Évangile: Contrains-les dentier ; 4° Objectiones in libros quatuor de Deo, anima et malo; 5° les Réponses aux questions d’un provincial. Tous ces ouvrages forment le recueil des Œuvres diverses, 4 vol. in-8, la Haye, 17251731:6° le plus important de tous les ouvra­ges de Bayle, c’est son Dictionnaire historique cl critique. 11 a eu douze éditions, dont les deux meilleures sont celles de Dcs-Maiseaux, avec la vie de Ba^Ie par le même, 4 vol. in-f°, Amsterdam et Leyde, 1740, et celle de M. Beuchot, 16 vol. in-8, Paris, 1820. On consultera avec fruit sur Bayle les articles que Tennemann et Buhle lui ont consacrés dans leurs travaux sur l’histoire générale de la philosophie, un Mémoire sur Bayle el ses doctrines, par M. P. Damiron, Pa­ris, 1850, in-4, une Étuaesur Bayle, par M. Le­nient, Paris, 1855, in-8; Lefranc, Leibnitii judicium de nonnullis Baylii sententiis, Parisiis, 1843, in-8.

BEATTIE (James) naquit en 1735 à Lawrencekirk, dans le comté de Kincardine, en Écosse. Il fit ses études dans l’université d’Aberdeen, fut placé ensuite comme maître d’école à Fordoun, dans le voisinage de Lawrencekirk, et y composa des vers qui lui valurent une assez grande répu­tation. En 1758, il fut nommé professeur dans une école de grammaire à Aberdeen, et obtint, en 1760, la chaire de logique et de philosophie mo­rale du collège Maréchal. Après plusieurs années d’un brillant enseignement, Beattie se fit suppléer par son fils, de 1787 à 1789. La mort de ce fils, en 1789, et celle de son second fils, en 1796, le jetèrent dans une mélancolie inconsolable. Il se fit donner un remplaçant, s’enferma dans la so­litude et mourut en 1803.

Beattie est presque aussi célèbre en Écosse par ses ouvrages de poésie et de littérature que par ses écrits philosophiques. Le plus vanté de ses poëmes, IcMénestrel ou leprogrèsdu génie, paraît avoir été imité dans les premiers vers ae lord Byron. C’est du moins l’opinion exprimée par M. de Chateaubriand (voy. l'Essai sur la littéra­ture anglaisé). Nous n’avons à examiner ici que les ouvrages philosophiques de Beattie.

Beattie a écrit sur toutes les parties de la phi­losophie, sur la psychologie, la logique, la théodicée, la morale, la politique même, ainsi que l’esthétique. Il suffit de parcourir la liste de ses livres, que nous donnons plus bas, pour s’assurer qu’il n’y a pas une question philosophique un peu importante à laquelle il n’ait touché. Mais si l’on veut rechercher parmi ces questions celles qui reviennent le plus souvent dans les ouvrages de Beattie, celles qui ont le plus préoccupé sa pen­sée et le plus contribué à lui faire un nom dans la philosophie écossaise, on trouve qu’à l’exem­ple de Reid il a particulièrement insisté sur les points suivants :

1u Disti nction des vérités du sens commun et de celles de la raison, les unes qui sont évidentes par elles-mêmes et sans démonstration, les autres qui le deviennent à l’aide du raisonnement. Beattie ne néglige rien pour établir fortemenl cette distinction qui joue un si grand rôle dan} le système des philosophes écossais. Le sens com mun pour lui est « cette faculté de l’esprit, qu perçoit la vérité ou commande la croyance par une impulsion instantanée, instinctive, irrésisti­ble, dérivée non de l’éducation ni de l’habitude, mais de la nature. » En tant que cette faculté agit indépendamment de notre volonté, toutes les fois qu’elle est en présence de son objet, et con­formément à une loi de l’esprit, Beattie trouve qu’