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faire son cours de philosophie. Là, embar­rassé par quelques objections élevées contre ses croyances religieuses, il abjure en faveur du catholicisme, qui lui parut un moment plus ra­tionnel que le calvinisme, auquel de nouvelles réflexions et les instances de sa familje le ra­mènent bientôt. A peine rattaché à PÉglise réforméej il se rend à Genève, s’y familiarise avec le cartésianisme, auquel il sacrifie le péripaté­tisme scolastique qu’il avait appris des jésuites, et y contracte avec les célèbres professeurs en théologie Pictet et Léger, et surtout avec un jeunG homme qui se fît remarquer dans la suite comme écrivain et ministre du saint Évangile, avec Basnage, une de ces liaisons que la mort seule peut rompre. Puis nous le voyons, grâce à l’active amitié de Basnage, entrer successive­ment, comme précepteur, dai s la maison de M. de Normandie, à Genève ; dans celle du comte Dohna, à Coppet ; et enfin à Paris, dans celle de M. de Beringhen. En 1675, une chaire de philo­sophie, vacante à l’Académie de Sedan, est mise au concours. Pressé par Basnage, qui achevait alors dans cette ville ses études théologiques, et qui avait gagné à son ami l’appui de Jurieu, son maître, Bayle vient disputer la place et l’obtient. Il occupait ce poste depuis six ans, à la satisfac­tion de tout le monde et de Jurieu lui-même, qui, malgré son caractère envieux, n’avait pu lui refuser son estime, lorsqu’en 1681. cinq ans avant la révocation de l’édit de Nantes, l’université cal­viniste de Sedan fut supprimée. Bayle passe avec Jurieu à Rotterdam, ou M. de Paets fait créer pour eux VÉcole illustre. L’enseignement dont Bayle y fut chargé comprenait la philosophie et l’histoire. Ses leçons et surtout ses publi­cations, remarquables à tant de titres, attirent bientôt sur le professeur de Rotterdam l’attention générale ; ses relations s’étendent ; tous les sa­vants de l’Europe correspondent avec lui ; la reine Christine lui écrit de sa main. Mais il faut un nuage à nos plus belles journées. La haine et l’envie vinrent tourmenter cette heureuse exi­stence. Jurieu poursuit avec un acharnement odieux son trop célèbre rival. Il le dénonce comme athée au consistoire, comme conspirateur à l’autorité^ politique. Ses menées, après avoir longtemps échoué, à la fin réussirent. Bayle per­dit sa chaire et sa pension. Cette perte né parait l’avoir affecté qu’en ce qu’elle donnait gain de cause à son adversaire. D’ailleurs le philosophe se félicitait vivement d’avoir échappé aux cabales et aux entremangeries professorales, si commu­nes dans les académies, et de pouvoir vivre pour lui-même et les muses, sibi et musis. Il se trou­vait si bien de cette indépendance, malgré les poursuites de Jurieu et celles de Jaquelot et de Leclerc, qui se liguèrent pour inquiéter ses der­nières années, qu’en 1706, le comte d’Albemarle lui ayant demandé comme une grâce de venir habiter sa maison à la Haye, Bayle refusa. Mais déjà il souffrait de la maladie qui devait l’em­porter. Une affection de poitrine à laquelle quelques-uns de ses parents avaient succombé, et qu’il refusait de soigner, faisait chez lui des progrès rapides qu’il observait avec un calme imperturbable. Son activité n’en fut pas un in­stant ralentie ; ses travaux se poursuivaient comme par le passé ; et la mort, une mort sans douleur, sans agonie, le surprit, le 28 décem­bre 1706, comme dit son panégyriste, la plume à la main ; il avait cinquante-neuf ans.

On connaît peu d’existences littéraires aussi bien fournies que celle de P. Bayle. Depuis l’âge de vingt ans il s’était à peine accordé quelques instants de repos. A ceux qui s’étonnaient de la rapidité avec laquelle ses publications se succé­daient, il pouvait répondre ce qu’on lit dans la préface du tome II ae son Dictionnaire histori­que et critique : « Divertissements, parties de plaisir, jeux, collations, voyages à la campagne, visites, et telles autres récréations nécessaires a quantité de gens d’étude, à ce qu’ils disent, ne sont point mon fait ; je n’y perds point de temps. Je n’en perds point aux soins domestiques, ou à briguer quoi que ce soit, ni à des sollicitations, ni à telles autres affaires… Avec cela, un auteur va loin en peu d’années. »

Il écrivait avec une extrême facilité, et il reve­nait rarement sur son premier travail. « Je ne fais jamais, dit-il quelque part, l’ébauche d’un article ; je le commence et l’achève sans discon­tinuation. » Ce qu’il cherche surtout dans les for­mes dont il revêt sa pensée, c’est la clarté, et son style est plutôt vif et coulant qu’élégant et châtié.

Son érudition était immense, et elle ne man­quait pour cela ni d’exactitude ni de profondeur. Il avait d’ailleurs autant de logique que de science ; c’était un de ces hommes rares chez les­quels la mémoire ne semble pas nuire au raison­nement. Malheureusement toutes ces forces sont dépensées en pure perte au profit du paradoxe et du scepticisme.

Toutes les questions importantes que la philo­sophie se propose de résoudre se hérissent, selon Bayle, d’inextricables difficultés. Cette proposi­tion, il y a un Dieu, n’est pas d’une évidence incontestable. Les meilleures preuves sur les­quelles on a coutume de s’appuyer, comme celle qui conclut de l’idée d’un être parfait à son exi­stence, soulèvent mille objections. Il peut même y avoir, touchant l’existence divine, une invinci­ble ignorance. À la rigueur, tous les hommes pourraient encore se réunir dans une croyance commune à l’existence de Dieu ; mais il leur sera difficile de s’entendre sur sa nature ; car jamais ils ne pourront accorder son immutabilité avec sa liberté, son immatérialité avec son immensité. Son unité est loin d’être démontrée. Sa prescience et sa bonté ne se concilient pas aisément, l’une avec les actes libres de l’homme, l’autre avec le mal physique et moral qui règne sur la terre et les peines éternelles dont l’enfer menace le péché. Ses décrets sont impénétrables, ses jugements incompréhensibles. Nous n’avons que des idées purement négatives de ses diverses perfections (Œuvres diverses, passim).

Qu’est-ce que la nature ? « Je suis fort assuré (Dictionn. hist. et crit., art. Pyrrhon) qu’il y a très-peu de bons physiciens dans notre siècle qui ne soient convenus que la nature est un abîme impénétrable, et que ses ressorts ne sont connus qu’à celui qui les a faits et les dirige. » Bayle ne voit aucune contradiction à ce que la matière puisse penser (Object. in libr. secund., c. m).

« L’homme est le morceau le plus difficile à digérer qui se présente à tous les systèmes. Il est l’écueil du vrai et du faux ; il embarrasse les na­turalistes, il embarrasse les orthodoxes… Je ne sais si la nature peut présenter un objet plus étrange et plus difficile à pénétrer à la raison toute seule, que ce que nous appelons un animal raisonnable. Il y a là un chaos plus embrouillé que celui des poètes. »

Que savons-nous de l’essence et de la destinée des âmes ? On établit également, avec des argu­ments qui se valent, leur matérialité et leur im­matérialité, leur mortalité et leur immortalité. Notre liberté ne nous est garantie que par des raisons d’une extrême faiblesse ; et les principes sur lesquels la morale s’appuie sont encore moins assurés que ceux qui donnent aux scien­ces physiques leur base chancelante et leur mo* bile