Page:Franck - Dictionnaire des sciences philosophiques, 1875.djvu/161

Cette page n’a pas encore été corrigée

Renaissance perdu parmi les scolastiques : il a les passions, les préjugés, les illusions mêmes du xvie siècle ; il y joint le génie d’un réforma­teur ; il ne lui a manqué que le succès. Sur un seul point important, il semble d’accord avec ses contemporains : il professe que la philosophie et la théologie sont une seule et même science, et ne diffèrent que comme la main ouverte de la main fermée ; mais en cela même, il a son sentiment propre, qui ne ressemble en rien à celui qui domine. C’est une alliance et non pas un esclavage qu’il propose à la philosophie ; il veut la rendre plus respectable sans rien lui ôter de sa liberté. Dans ce but, il emprunte à Averroès, en la modifiant toutefois, sa théorie de l’intelligence active : il y a une raison uni­que qui communique le mouvement à tous les esprits et les fait passer de la puissance à l’acte ; c’est Dieu lui-même qui éclaire toutes les intel­ligences comme la lumière éclaire tous les yeux. Il y a donc une vraie révélation qui instruit en tout temps et en tous lieux les sages et les sa­vants ; elle ne manque pas à ceux qui ignorent ou refusent celle qui s’est transmise par les li­vres saints ; et elle a aussi des vérités sacrées, habet sacratissimas veritates. Tout ce qui est raisonnable est donc divin ; la science et la reli­gion ne sont que deux rayons de la même clarté, una sapientia in utraque relucens, et Platon, Aristote, voire même Avicenne et Albumazar, des précurseurs ou des interprètes de ce christianisme universel. Les philosophes se sont parfois trompés, mais les saints ne sont pas non plus infaillibles. Bacon a pour la science tant d’enthousiasme, que, non content de la rat­tacher à une origine divine, il la confond avec la vertu, et soutient cette proposition qu’assuré­ment il n’a pas trouvée chez Aristote : que le méchant n’est qu’un ignorant, et que le vrai c’est le bien. Il ne comprend donc pas tout à fait la philosophie comme les docteurs de l’é­cole ; il accepte encore moins la méthode qu’ils y appliquent.

Cette méthode, on le sait, a pour principe l’au­torité de quelques livres, et pour procède le rai­sonnement par déduction. Bacon n’admet la tra­dition et le syllogisme qu’avec beaucoup de réserve, et préfère à l’une et à l’autre la sim­ple expérience. D’abord où trouver une autorité qui soit incontestable ? Les livres saints sont-ils bien compris, bien traduits ? Les Pères de l’Êglise sont-ils toujours d’accord, et saint Augus­tin et saint Jérôme n’avouent-ils pas qu’ils se sont trompés, ne se rétractent-ils pas ? Parmi les philosophes, il y en a trois qui dépassent de beaucoup tous les autres, Aristote, Avicenne, Averroès. Est-il défendu de les contredire ? Mais Aristote enseigne parfois des erreurs, et d’ail­leurs qui peut se reconnaître dans ses ouvrages mutilés, défigurés par d’ineptes traductions : « Il vaudrait bien mieux qu’ils ne fussent jamais ve­nus aux mains des Latins, et quant à moi, s’il m’était permis d’en disposer, je les ferais tous brûler : car ils ne servent qu’à faire perdre le temps, à embrouiller l’esprit et à propager l’i­gnorance. » Avicenne et Averroès sont des gui­des bien moins sûrs encore : de l’un, on n’a que sa philosophie populaire, et non pas son grand traité de la Philosophie orientale, le seul où il ait divulgué sa pensée· et quant à l’autre, il commet des erreurs si prodigieuses, gu’on ne sait où il a pu trouver les grandes vérités qu’il y mêle. Il resterait donc, pour régenter la pensée, les docteurs modernes, les chefs des franciscains et des dominicains, un Alexandre de Halès dont la Somme pourrit aans la bibliothèque des Pères mineurs, un Albert qui ignore les langues sa­vantes, n’entend rien à la physique, et dont on résumerait les gros volumes en quelques pages ; ou enfin un Thomas qui est devenu maître avant d’avoir été élève. Voilà les gens à qui il faut soumettre sa pensée, et donner plus de cré­dit qu’on n’en a jamais accordé au Christ ! Sans doute la foule les admire ; mais la foule est stupide, entichée de préjugés, rebelle à toute nouveauté, et prompte à maudire ceux qui la servent ; c’est elle qui après avoir été éclairée pendant deux ans par les prédications de Jésus, l’abandonna et s’écria : Crucifiez-le ! Le consen­tement du peuple, c’est la marque certaine de l’erreur. Ces protestations, Bacon les répète pendant vingt-cinq ans avec une constance qui tourne à la monotonie : quand il énumère, avant son homonyme, les causes de l’erreur, il en signale quatre, toujours les mêmes : la fausse autorité, la routine, la stupidité du vulgaire, et le sot orgueil des savants ; il connaît le mal de son siècle, il l’a nommé et flétri de toute façon, et quand il parle froidement, en philosophe, il juge l’autorité d’un seul mot décisif : elle n’a pas de valeur, si on ne la justifie pas, non sapit nisi datur ejus ratio.

Le raisonnement n’a pas les mêmes défauts, mais il est incomplet par lui-même. Il convainc sans instruire, et souvent il établit l’erreur avec la même rigueur que la vérité ; enfin ses conclusions les plus certaines ne sont pour­tant que des hypothèses si on ne les vérifie pas. L’expérience seule supplée à ces lacunes, et de plus elle se suffit à elle-même, tandis que ni l’autorité ni le raisonnement ne peuvent se passer d’elle. Rien n’est au-dessus d’elle : lorsque Aris­tote affirme que la connaissance des raisons et des causes la dépasse, il parle de l’expérience vulgaire et inférieure, qui est à l’usage des ar­tisans, qui ne connaît ni sa puissance ni ses procédés : celle dont il est ici question est pro­pre aux savants, ou plutôt elle est la science maîtresse, et « elle s’étend jusqu’à la cause qu’elle découvre par l’observation. » Elle a, par rapport aux autres sciences, trois grandes pré­rogatives : elle les contrôle en vérifiant leurs conclusions ; elle les complète en leur fournis­sant des principes, auxquels elles ne peuvent at­teindre ; elle les dépasse parce qu’elle embrasse le passé et l’avenir. En un mot, hœc est domina scientiarum omnium et finis totius speculatio­nis. Voilà donc un fait mémorable dans l’histoire de l’esprit humain : c’est la première fois qu’on signale avec précision cette expérience savante, « qui s’étend jusqu’aux causes, » et qu’on la pro­pose comme une puissance plus féconde que l’interprétation d’un texte ou un raisonnement abstrait.

La scolastique est jugée depuis longtemps, et il n’y a pas grand mérite aujourd’hui à en dé­couvrir les défauts. Bacon les a aperçus, comme s’il avait eu d’autres lumières que ses contem­porains, et d’avance il a tracé le programme d’une réforme aujourd’hui consommée. Il ne se borne pas à dénigrer son temps, il voudrait remplacer ce qu’il blâme, et passionner les es­prits pour l’idéal qu’il entrevoit. D’abord il nous révèle, en la combattant, la prodigieuse illusion de cette génération qui de bonne foi croyait avoir achevé la philosophie et la science, et at­teint la dernière limite du vrai et du bien. Il la rappelle à la modestie, et essaye de lui prouver qu’elle ne sait rien, que « les Latins » n’ont ja­mais rien produit d’excellent ; et qu’il n’y a eu dans le monde que trois civilisations fécondes, celle des Hébreux, des Grecs et des Arabes.

« Voilà, dit-il, nos vrais ancêtres ; nous devons être leurs fils et leurs héritiers. » Non pas qu’il