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le douloureux enfantement de VOpus majus, qui en 1267 fut confié à son disciple bien-aimé, pour qu’il le remît lui-même entre les mains du souverain pontife. Comme le voyage était long et dangereux, comme la réponse du pape se fai­sait attendre, Bacon le fit suivre de deux autres ouvrages considérables, VOpus minus et VOpus tertium, où se trouve, en guise d’épître dédicatoire, le touchant récit de ses infortunes, qu’on a justement comparé à VHistoria calami­tatum d’un autre persecuté. Enfin, le pape, sans doute frappé d’admiration pour ce courage et ce génie, usa de son autorité souveraine ; Bacon fut libre ; il put quitter Paris et retourner à Oxford ; il avait un protecteur puissant, décidé à seconder ses projets de réforme, et il songeait avec son aide à donner à l’enseignement une impulsion qui changerait la face du siècle. Mais ce rêve fut court ; dès 1268, Clément IV mourut, et les grands projets de Bacon n’eurent plus d’appui.

Il restait donc seul en face des rancunes de ses ennemis ; et rien n’indique qu’il se soit soucié de ne pas les braver. On le perd de vue pendant quelques années. Mais, en 1278, le suc­cesseur de saint Bonaventure, Jérôme d’Ascoli, esprit étroit et disposé à la tyrannie par carac­tère autant que par politique, convoque un cha­pitre général de l’ordre, y condamne Jean d’Olive, et, après lui, « Roger Bacon, Anglais, maître en théologie, » et le fait jeter en prison. Bacon y resta cette fois quatorze années. Il n’est pas dif­ficile de découvrir les motifs de cette sentence. Bacon est un révolté ; il n’aime ni son ordre ni son temps· il raille sans révérence Alexandre de Halès, la grande gloire des franciscains, ra­baisse Albert et Thomas, dont les dominicains étaient si fiers, et confond dans un commun mépris les chefs des deux ordres. Il s’attaque à l’Église, reproche à la curie romaine ses mœurs dissolues, son avidité, ses scandales ; au clergé, son ignorance ; il n’épargne pas même les pou­voirs politiques et les légistes alors si puissants, et enfin il soulève contre lui le peuple haineux des écoles dont il condamne la science stérile. Il est le vrai précurseur de la Réforme, l’un des promoteurs de ce mouvement de liberté, qui a ses origines jusque dans les profondeurs du moyen âge, et qui commence au moins à GrosseTête, pour aboutir à Wiclef. Mais à tous ces griefs il faut joindre un prétexte qu’on saisit avec empressement. Non-seulement Bacon croit à l’astrologie qui n’y croit pas au xiua siècle ?

  • mais il complique cette erreur d’une doctrine, particulièrement odieuse à PÉglise, qui l’a tou­jours poursuivie, qui la condamna encore en 1303 dans la personne de l’averroïste Jean d’Abano, et qu’il avait empruntée à l’Arabe Albumazar. Il croyait, avec cet astronome el avec Averroès, qu’il y a des rapports nécessaires en­tre les conjonctions des planètes et l’apparition des religions, dont il rattachait ainsi l’origine aux phénomènes réguliers de la nature. Voilà quelle fut la cause apparente de sa condamna­tion, prononcée, dit l’historien de l’ordre, prop­ter quasdam novitates suspectas.

A partir de ce moment, Bacon disparaît ; il est enseveli dans quelque cachot d’un couvent d’Angleterre ou de France, et jusqu’en 1292 il n’écrit plus une ligne. Cette année, Jérôme d’Ascoli, devenu pape sous le nom deNicolasIV, vient à mourir ; Raymond Gaufredi tient à Pa­ris un grand chapitre de l’ordre, pour réparer les sévérités de l’assemblée de 1278. Jean d’Olive est renvoyé en paix et Bacon rendu à la li­berté. Il en profite pour commencer, à soixantedix-huit ans, un grand ouvrage, dont on trouve des fragments manuscrits, et qui probablement ne fut jamais achevé. 11 n’y dément pas la foi de toute sa vie ; mais une sorte de mélancolie a remplacé la fougue de ses premiers écrits. On ignore l’année de sa mort, qu’on peut placer avec vraisemblance vers 1294. La haine s’acharna sur sa mémoire : ses ouvrages proscrits lurent dis­persés ou anéantis ; on en trouve des débris épars dans plusieurs bibliothèques. L’imaginanation populaire lui fut plus clémente ; elle l’a­dopta en l’accommodant à son goût pour le mer­veilleux, et le philosophe hardi fut transformé en magicien occupé de sortilèges.

Si on consulte les bibliographes, tels que Baie, Pits, Wadding, on est étonné du nombre prodigieux des écrits attribués à Roger Bacon. En interrogeant les manuscrits conservés en An­gleterre et en France, on découvre qu’ils ont multiplié les textes au gré de leur fantaisie, et changé de simples chapitres en traités de lon­gue haleine. Somme toute, l’œuvre capitale du « docteur admirable » se compose de cinq gran­des compositions qui souvent se répètent, qui toujours se complètent, et qui renferment toute l’encyclopédie des sciences, telle qu’il la conce­vait. Ce sont : 1° VOpus majus en sept parties, qui forment autant de traites sur les causes des erreurs, la dignité de la philosophie, la gram­maire, les principes des mathématiques, la pers­pective, la science des expériences et la morale ; 2° VOpus minus avec six parties, une introduc­tion, un traité d’alchimie pratique, un résumé de l’0/n<s majus, un opuscule sur" les sept dé­fauts de la théologie, un essai d’Alchimie spé­culative, et d’Astronomie ; VOpus tertium en cinq sections, une épître à Clément IV, un traité des langues, de logique, de mathématiques, de physique et enfin de métaphysique et de mo­rale. Plusieurs de ces parties, et entre autres la quatrième, où se trouve toute la philosophie de Bacon, ont été conservées à peu près intactes ; il reste quelques débris des autres. Ces trois pre­miers ouvrages ont été écrits pendant les années 1267 et 1268 ; 4° Compendium philosophice (1272), en six parties, qui répètent souvent les ouvrages précédents:toutefois l’introduction est d’un grand intérêt. Bacon y attaque violemment les universités, l’Ëglise, les légistes et même les souverains; 5° Compendium studii theologice (1292), le dernier ouvrage de Bacon, dont il reste quelques fragments. Outre ces vastes com­positions, il faut citer des commentaires sur la physique et la métaphysique d’Aristote, dont le manuscrit est à Amiens, et des traités sur le ca­lendrier. On a imprime de lui plusieurs opus­cules : de Mirabili potestate artis et naturæ : de Retardandis senectutis accidentibus ; Perspec­tiva, simple extrait de VOpus majus. On doit à Jebb une belle édition de ce dernier ouvrage (Londres ; 1733, réimprimé à Venise en 1750), que l’éditeur anglais a défiguré en y introdui­sant un traité qui appartient à VOpus tertium, en mutilant la troisième partie, et en suppri­mant la septième dont il existe pourtant des ma­nuscrits. On a publié à Londres en 1859 un pre­mier volume des Œuvres inédites de Roger Bacon ; cette publication, entreprise par ordre du Parlement, a été faite sans critique et avec une connaissance imparfaite des manuscrits. La suite s’en fait attendre depuis quatorze ans.

Ces ouvrages permettent de rendre à Roger Bacon la place qui lui appartient parmi les plus grands philosophes du χιιΓ siècle, dont il se dis­tingue par sa singulière originalité. Son mérite éminent n’est pas dans une doctrine nouvelle, mais plutôt dans une critique des méthodes et des doctrines de son temps. C’est un homme de la