La tentation est donc pour l’homme, et généralement pour toutes les creatures libres, une nécessité, mais non point la chute. Unies d’abord fatalement à Dieu, sans conscience propre, elles doivent se distinguer de lui. Mais cette distinction n’est point nécessairement une contradiction ou une révolté ; c’est ce que le panthéisme méconnaît. Il distingué aussi dans l’histoire de l’homme trois moments, mais le second est la chute, au lieu d’être, comme l’exige la pensée, la tentation qui peut avoir deux issues.
Le choix fait ne peut être prévu. Il ne se connaît pas a priori ; car le contraire était également possible. On ne le connaît donc que par l’événement. C’est l’expérience, et non la raison, qu’il faut interroger ; elle trouve ainsi sa place dans toute philosophie qui reconnaît la liberté.
Or le mal est entré dans le monde : l’expérience le témoigne. Quelle devait être la suite de cette chute ? Le choix accompli, le libre arbitre cesse aussitôt. 11 n’est ni le bien ni le mal ; il le précède ; il est l’égale possibilité de l’un et de l’autre. L’homme devait demeurer à jamais fixé dans la décision prise. Or le mal n’est que néant et douleur ; car Dieu est la vie. La conséquence de la chute était pour le monde l’éternel néant et l’universelle douleur : ce n’est pas ce qui a lieu : la chute a donc été réparée. Mais l’homme déchu ne pouvait recevoir la vie que si Dieu, le principe de vie, s’associait de nouveau à lui. Dieu devait descendre pour cela dans les abîmes où nous a précipités le mal ; il devait partager nos douleurs, porter le faix de nos peines, s’abaisser à toutes nos humiliations, se faire entièrement semblable à nous, connaître même la mort. Le sacrifice du Calvaire pouvait seul sauver une race déchue. Le but de ce grand holocauste était d’élever l’homme à l’amour éternel dont il s’était exclu ; mais ce ne pouvait être l’effet immédiat. Cetamour exige la coopération du libre arbitre, le libre arbitre devait donc être rendu. L’homme a été replacé, par la vertu de l’expiation divine, dans la position où il se trouvait à l’heure de l’épreuve, libre de choisir, avec une différence toutefois. Il avait alors l’instinct du bien, il a maintenant celui du mal. Il doit mourir à lui-même s’il veut renaître à Dieu. La croix est pour l’homme et pour Dieu le seul moyen de réunion depuis la chute.
Le déisme et le panthéisme pallient le mal : l’un et l’autre n’y voient que l’inévitable imperfection du fini ; mais le mal est si peu le fini, qu’il est. au contraire, l’effort du fini à se poser comme l’infini, de la créature à se faire le centre de tout, à usurper le droit de Dieu. Il n’est point d’ailleurs le contraire seulement du bien, comme le fini l’est de l’infini ; il en est la contradiction.
Le manichéisme regarde le mal comme positif ; mais il a le tort d’en faire une substance, un principe éternel. Or, le dualisme est incompatible avec l’idée de Dieu. Ce système d’ailleurs, qui semble exagérer le mal, en atténue la gravité non moins que les précédents. En faisant du mal un principe éternel, il en fait un principe nécessaire : c’est l’absoudre. Ces trois systèmes, à les prendre rigoureusement, sont donc unanimes à nier la liberté et la responsabilité du mal : ils en méconnaissent la nature.
Ici se présente une grande difficulté. On peut dire : Le mal est impossible ; il ne saurait exister : ce que l’on appelle de son nom, ou n’est rien, ou n’est qu’une forme du bien, un de ses déguisements. Le bien seul peut exister ; car Dieu est l’Être. On ne peut donc supposer quelque chose qui soit hors de lui, qui soit contre lui : ce serait un non-sens. D’autre part, si l’on ne veut pas nier le libre arbitre, il faut accepter la possibilité du mal. Or, , nier le libre arbitre, c’est nier l’experience, la conscience, tomber dans le fatalisme et avec lui dans le panthéisme. Voilà deux exigences également impérieuses. La contradiction, heureusement, n’est pas insoluble.
Dieu est l’Être, donc hors de lui il n’y a que néant. L’homme est libre, donc il peut vouloir contre Dieu. Seulement alors sa volonté est néant. Il ne peut la réaliser, il trouve l’opposé de ce qu’il cherche, et son œuvre le trompe. La volupté ruine les sens, l’orgueil amène l’abaissement, l’égoïsme est l’ennemi de notre intérêt : le mal se tourne toujours contre lui-même ; il est châtié par une divine ironie qui lui fait faire perpétuellement le contraire de ce qu’il se propose. Il obéit donc malgré lui, et son impuissante révolte est aussi bien soumise que la plus fidèle obéissance. Le mal manifeste Dieu comme le bien, seulement d’une autre manière : par son néant il proclame que Dieu seul règne et seul est. L’effet, étant toujours le contraire de ce que vsut la volonté coupable, est divin. Le mal n’existe que subjectivement ; il essaye en vain de se réaliser, il ne peut se donner l’existence objective. 11 y a dualité dans les volontés, non pas dans leurs actes : toutes, elles exécutent les desseins éternels. Les créatures, qu’elles le veuillent ou non, n’accomplissent jamais que les ordres divins. Fata volentem ducunt, nolentem trahunt.
Contemplée de ce point de vue, l’histoire se montre à nous sous un jour tout nouveau. L’homme, malgré les obstinés égarements de sa liberté, ne fait jamais que suivre la route tracée par la Providence ; il est inhabile à troubler l’universelle harmonie ; il exécute toujours la pensée divine. Et quelle est cette pensée ? Pour notre race déchue, il n’y en a qu’une, la rédemption. Elle est l’œuvre miséricordieuse, l’événement magnifique dont les siècl*6 se transmettent l’accomplissement. Au milieu de l’histoire, s’offre le sacrifice qui sauve l’humanité : le christianisme est fondé. Tout jusqu’alors le préparait ; tout, depuis son apparition, concourt à son établissement universel. Il est la puissance qui entraîne le monde à un progrès incessant, et le provoque infatigablement à la justice, à l’unité, à l’amour. On ne peut connaître d’avance la volonté de l’homme : on peut prévoir celle de Dieu, que l’homme a deux manières, à son choix, d’accomplir. On n’est plus dans le fatalisme, cet insipide lieu commun des modernes philosophies de l’histoire ; mais on demeure dans un ordre d’autant plus majestueux que le désordre même finit par l’établir.
A cette théorie, que Baader a développée en plusieurs endroits de ses ouvrages, notamment dans le premier cahier de la Dogmatique spéculative, se rattache encore une idée importante. Le bien et le mal donnent à toutes nos facultés, à l’imagination, à la pensée, au sentiment, aussi bien qu’à la volonté, une direction différente. Les passions asservissent tout notre être. L’homme, sous leur empire, ne voit plus les choses sous leur véritable aspect, et il en est incapable. Le mal obscurcit, trouble, égare l’entendement, le frappe de folie et de sophisme : le bien l’illumine et le rectifie. La volonté a donc sur l’intelligence une décisive influence. Dans l’ordre moral, les convictions dépendent de la pratique. Une vie sensuelle et égoïste mène à d’autres croyances qu’une vie chaste et dévouée. Les âmes médiocres ont une autre philosophie que les cœurs tourmentés de la noble ambition de l’infini. Tous les hommes, à l’origine, ont sans doute un principe commun : ils entendent d’abord un même ordre de la conscience ; mais, selon qu’ils obéissent ounon,