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créées, dont on parlera plus loin. Elle seule est vraiment réelle, puisque seule elle est perceptible au sens et à la raison, et que seule elle existe en acte ; on peut la décrire, en disant qu’elle est une substance constituant l’essence de toutes les formes, une science essentiellement parfaite, et une lumière pure » (liv. V, 29). Elle est l’unité immédiatement inférieure à l’unité première, celle qui peut entrer en composition et former un nombre. Comment alors un univers composé de ces deux principes, qui à leur origine sont tous deux indéterminés, d’une matière qui est la même en toute chose, et d’une forme qui devient la qualité de toute substance, pourra-t-il comporter la diversité dans ses développements ; comment, pour parler comme Platon, fera-t-on plusieurs de un ? Le juif espagnol aborde, sans se troubler, cette difficulté et il la résout, sans recourir aux thèses obscures et profondes du Par­menide ou du Sophiste. Il place résolûment dans la matière, au risque de se contredire, le principe de la différence des êtres, ou tout au moins de l’inégalité des espèces. Quoiqu’elle paraisse d’après lui-même avoir des parties in­distinctes, comme celles de l’espace vide, il y reconnaît des parties pures et des parties so­lides, les unes supérieures, les autres inférieures ; elle a, comme on l’a déjà ditplus haut, deux extré­mités. Par l’une elle est voisine de la forme que l’on peut comparer à la lumière, et. pénétrable à ses rayons, elle les laisse passer aans son es­sence intime, et devient elle-même entièrement lumineuse ; par l’autre extrémité, elle s’épaissit à raison de la distance du foyer qui l’éclaire ; elle devient opaque, repousse les rayons qui parviennent jusqu’à elle, et ne reçoit la forme qu’en l’altérant, en ternissant son éclat. Des comparaisons font entendre cette dégradation de la lumièie primitive, qui va toujours en s’obs­curcissant, à mesure qu’elle s’éloigne de sa source et qu’elle passe par chacune des sphères dont se compose l’univers : le regard qui pénètre sans peine dans les couches d’air les plus voi­sines de l’œil, ne peut plus les percer quand elles s’étendent à l’infini entre lui et les objets ; ce n’est pourtant pas sa force qui s’est émoussée, c’est le milieu qui s’est épaissi ; l’étoffe blanche et transparente que l’on place sur un corps noir s’assombrit ; elle n’a pourtant pas perdu sa cou­leur. On conclura donc que u la forme est une seule chose à quelque extremité des êtres qu’on la prenne, mais qu’il lui arrive d’être troubleepar la matière à laquelle elle est unie, comme la couleur au corps » (liv. IV, passim). Il y a donc des degrés dans l’union de la matière et de la forme, et entre le monde que nos sens découvrent, et son principe absolu, devant qui la raison se confond, il y a des substances intermédiaires. D’abord le monde est éloigné de Dieu, sinon, ils se confondraient, et le premier serait le der­nier, en d’autres termes le parfait serait l’im­parfait et réciproquement. Cette séparation c’est « la discontinuation de la ressemblance. » Si ces deux termes extrêmes sont séparés, il y a quel­que chose entre eux, qui s’interpose, les em­pêche de se toucher et de faire une seule et même substance. Ensuite l’œuvre immédiate d’une puissance simple doit être simple, et le monde est composé ; il n’est donc pas la première effusion de la substance divine, qui cependant doit rendre nécessaire celle des substances les unes dans les autres. Le monde est en mouve­ment, c’est-à-dire qu’il tombe dans le temps ; le temps lui-même tombe dans l’éternité, et l’agent premier est au-dessus de l’éternité même, qui forme ainsi une région moyenne entre ce qui dure et ce qui ne dure pas. Donc enfin entre nous et Dieu il y a des substances simples, in­visibles aux sens, qui réunissent le corps à l’esprit, et le corps et l’esprit à l’unité (liv. III, passim) ; elles sont à la fois actives et passives, puisqu’elles reçoivent l’impression de l’unité et qu’elles transmettent la vie et le mouvement ; c’est un milieu nécessaire entre le principe qui est toute activité, et la matière terrestre qui est passivité absolue. Elles forment une hiérarchie dont voici les degrés. Au plus haut sommet, au point même où se fait sentir directement « cette impression de l’unité, » la matière universelle est jointe à la forme absolue ; à cette origine, coïncident, pour ainsi dire, dans une commune existence tous les êtres et toutes les idées ; c’est « l’intellect universel » illuminant toutes les in­telligences particulières, qui grâce à lui peuvent transformer en idées les images fournies par les sens, et passer de la puissance à l’acte. C’est le lien des esprits, cette autre sorte d’intelligence dont Aristote a parlé, qui est impassible et éter­nelle, au-dessus de laquelle il n’y a plus rien que l’unité, et qui elle-même a pour objet l’unité. Son action consiste à percevoir toutes les formes intelligibles, hors du temps et de l’espace, sans éprouver aucun désir, aucun besoin, et dans une entière perfection (liv. III, 33). Cette intel­ligence pense tout, sans rien penser de déter­miné : « Elle n’a pas de forme qui lui soit propre, sans cela elle ne pourrait percevoir les formes de toutes choses en dehors de la sienne. » Elle est l’unité de la pensée et de son objet, tout l’intelligible saisi par toute l’intelligence. C’est de là que les formes s’épanchent dans les sphères inférieures, où elles constituent, toujours unies à la matière, le principe des âmes, sub­stance universelle qui produit toutes les âmes particulières, avec leurs diverses espèces. La première en dignité, celle qui est le plus près de l’intellect suprême, c’est l’âme rationnelle, la raison universelle, à laquelle participent tous les hommes et qui est propre a recevoir la lu­mière d’en haut, sans avoir la puissance de la pro­duire elle-même. Puis viennent l’âme sensitive, et l’âme végétative, telles qu’on les admet dans l’école sur la foi d’Aristote, et qui animent, conservent et nourrissent les corps. Ce sont là, comme on voit, des idées générales qui deviennent des êtres, suivant ce principe, « que le genre est le véritable être » (liv. III, 26). Il est à peine ques­tion, dans ces élucubrations sur les substances intermédiaires, des individus, et de la façon dont ils participent à l’existence de ces principes uni­versels. Ce qui est clair pourtant, c’est qu’ils n’en sont que des formes fugitives, des modes passagers, qu’ils ont à peine une existence dis­tincte de celle des âmes universelles qui sont à la fois des âmes collectives. Au-dessous encore, en descendant un degré dans cet intermonde, se trouve la Nature, le principe des phénomènes de l’univers, substance simple d’ou émane le mouvement et l’ordre dans les choses terrestres qui ne participent pas à la vie. C’est, pour ainsi dire, l’âme des corps bruts. Après quoi on ne trouve plus que la matière proprement dite, celle que les Grecs appellent hylé, c’est-à-dire les corps, limite extrême de l’existence qui semble expirer en eux. La lumière d’en haut pénètre à peine dans ces couches profondes, et y vacille comme une flamme troublée par l’humidité. L’activité ne va pas plus loin, car elle suppose un terme sur lequel elle s’exerce, et il n’y a rien au-dessous de la substance corporelle qui puisse ^fen supporter l’action ; elle se borne et se nie elle-même et devient aussi la passivité. Eloignée de la source et de la racine du mouvement, cette substance ne peut recevoir de la faculté active