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l’homme se considère comme un être limité, créé, doué, en un mot, de qualités irréductibles dans les attributs de la cause suprême, il est certain que saint Augustin a de bonne heure porté son attention sur ces conséquences, et sur les résultats qu’elles peuvent avoir dans la pra­tique. Il est également certain qu’il les a com­battues, tantôt par sa doctrine sur la nature du mal, tantôt par le principe de la création ex ni­hilo dont il est le défenseur, quoiqu’il le réfute souvent, sans s’en rendre compte, par les efforts mêmes qu’il fait pour l’expliquer.

Entre un grand nombre de difficultés, deux principales ne pouvaient manquer ; en effet, de se présenter à cet esprit actif et pénétrant. 1“ Com­ment le mal peut-il subsister en même temps ^que la bonté suprême, absolue^ toute-puissante ? Le faire sortir de Dieu, c’eut bien été, sans doute, le lui subordonner ; mais cette origine, contradictoire à sa nature absolument bonne, ne pouvait être admise ; croire qu’il n’avait pu naî­tre de Dieu, et lui accorder cependant une exis­tence quelconque, c’était le supposer indépen­dant du principe bon, et revenir à l’opinion des manichéens que saint Augustin avait abandon­née, non sans considérer cette phase de sa vie comme un bienfait de la grâce céleste. Il crut avoir trouvé la solution de cette difficulté, et la vraie nature du mal, dans cette considération, que Dieu, étant absolument bon, n’a pu créer que des choses bonnes ; qu’il a créé toutes les substances, qu’elles sont donc toutes bonnes ; que le mal, par conséquent, doit être cherché ailleurs que dans les substances, qu’il n’existe que dans les rapports faux qui s’établissent entre les êtres, ou que les êtres établissent volontaire­ment entre eux. Cette doctrine, qui n’est dé­nuée ni de vérité ni de profondeur, est loin ce­pendant de satisfaire à toutes les exigences de la question. 2° L’autre difficulté consistait en ce que quelques-uns considéraient Dieu comme ayant tiré de lui-même la matière, substance si contraire à la sienne, ce que semblaient cepen­dant enseigner les systèmes d’émanation mis en avant par les valentiniena, les gnostiques et les manichéens, dont les opinions encore répandues excitaient saint Augustin à leur répondre. La matière ne pouvant donc être émanée de Dieu, ce qui eût supposé qu’elle faisait auparavant partie de sa substance ; ne pouvant pas non plus être admise comme une force rivale et indépen­dante de lui, les orthodoxes la considérèrent comme créée, qualification dont le sens n’impli­quait pas, aussi clairement que celui d'émaner, que la matière fût sortie de la substance divine elle-même. Cependant il était facile à des esprits peu dociles de suppléer au silence de l’étymologie, et de supposer dans l’être, créé une partici­pation réelle à l’essence de l’Être créateur. On ajouta donc au mot creavit les mots ex nihilo, autorisés par une traduction inexacte du IIe livre des Machabées (c. vu, v. 28), et saint Augustin défend cette formule, en l’appuyant, comme nous l’avons dit, d’explications qui la détruisent le plus souvent. Après s’être, dans le livre de la Vraie religion, fait cette question : Unde fecit ? et avoir repondu : Ex nihilo, il ajoute plus bas (c. xviii) : Omne autem bonum aut Deus, aut ex Deo est, et il termine cette partie de ces ré­flexions par ces mots remarquables : Jllud quod in comparatione perfectorum informe dicitur, si habet aliquid formai, quamvis exiguum, quamvis inchoatum, nondum est nihil, ac per hoc id quoque in quantum est, non est nisi ex Deo.

Sans entrer ici dans le domaine de la théologie, nous, ne pouvons passer complètement sous si­lence le travail d’interprétation philosophique auquel saint Augustin a soumis l’analyse de l’es­sence divine connue sous le nom de Trinité, principalement la définition de celle des person­nes dont l’idée se retrouve dans l’antiquité grec­que, et que Platon, et, plus de trois siècles après, saint Jean, ont appele du nom de λόγος. Dans les quinze livres qu’il a consacrés à l’étude de ce mystère, saint Augustin a cherché, dans la nature et dans la constitution morale de l’homme, des similitudes qui fissent comprendre la Trinité de personnes dans l’unité de substance. Nous n’avons pas besoin de dire qu’il est rarement heureux dans cette tentative ; mais il avoue luimême qu’il ne prétend qu’approcher du vrai sens du dogme, n’en donner qu’une intelligence incomplète, sachant à l’avance que le mystère ne serait plus, s’il pouvait être pénétré tout en­tier. Il y a cependant un singulier oubli des conditions du problème qu’il cherche à résoudre, dans le rapprochement qu’il fait entre la personne du Père et la mémoire, faisant passer ainsi l’es­sence éternelle sous la loi du temps, condition nécessaire de la mémoire.

Saint Augustin a raconté lui-même que, lors­qu’il était encore dans les erreurs des mani­chéens, et lorsqu’il admettait deux principes, l’un du bien, l’autre du mal, ce fut à la lecture des livres de Platon qu’il dut le premier retour à la vérité. Il s’est plu d’ailleurs a répéter, dans plusieurs de ses écrits, et principalement dans la Cité de Dieu, que Platon et ses disciples eu­rent connaissance du vrai Dieu. Ces faits explij quent comment il a toujours compris et exposé au sens platonicien, la notion du Verbe ou du λόγο :, et pourquoi nous trouvons, dans le traité de la Trinité (liv. X), sur la nécessité de conce­voir nos œuvres avant de les réaliser, des consi­dérations qu’il transporte, par induction, des faits psychologiques a l’essence divine, et qui reproduisent assez fidèlement la théorie des idées du philosophe grec. C’est surtout sous l’in­fluence de cette philosophie que la pensée de saint Augustin s’élève à l’enthousiasme ; cette partie de sa doctrine a été souvent, après lui, reproduite par les philosophes du moyen âge, par ceux principalement qui inclinaient au réa­lisme.

Saint Augustin ne s’est pas contenté^ en appli­quant la philosophie aux doctrines revélées, de pénétrer, le plus avant qu’il a pu, dans la con­naissance de l’essence divine ; il a aussi présenté Dieu comme le bien suprême et la véritable fin à laquelle l’homme doit aspirer. Dans ses deux livres contre les Académiciens ; et dans celui de la Vie heureuse, il a démontre que le doute ou l’incertitude dans lesquels vivaient les académi­ciens, en leur ôtant le terme fixe auquel nous devons tendre, ne pouvaient que troubler leur âme, et éloigner d’eux le bonheur que tout homme appelle de ses vœux, auquel toute vie aspire. Passant ensuite à l’objet de ce désir, il arrive, par l’exclusion successive des êtres im­parfaits, à Dieu lui-même, comme seul objet di­gne de tous nos efforts, seul capable de nous procurer un bonheur éternel et sans mélange. Ici, quelle que soit l’influence de la révélation chrétienne, il y a néanmoins, dans la considéra­tion de Dieu comme sagesse absolue, loi morale, terme dernier et ensemble complet de la science, quelque chose qui semble emprunté au dieu abstrait des anciens. Saint Augustin semble un instant oublier que le christianisme, par le dogme de l’incarnation, a mis Dieu en commu­nication immédiate, réelle, physique même, avec l’humanité. Toute la discussion contenue dans ces deux écrits reproduit, pour le fond et pour la