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ou les os ; et de même pour tous les autres corps qu’on distingue dans la nature. Il y a même des homéoméries d’un caractère particulier qui composent les couleurs, et naturellement elles se partagent en autant d’espèces secondaires qu’il y a de couleurs principales. C’est un commencement de chimie à côté d’une physique toute méca­nique.

Les trois systèmes que nous venons d’esquisser, celui du philosophe indien, et ceux qui ont pour auteurs Empédocle et Anaxagore, nous représen­tent l’atomisme dans sa première forme, quand il n’exclut pas encore l’intervention du principe spirituel, quand il se réduit aux proportions d’une physique admettant à côté d’elle une métaphysi­que quelconque, ou du moins une théologie. Mais avec Leucippe et Démocrite, qu’il n’est guère possible de séparer l’un de l’autre, commence, pour ainsi dire, une nouvelle ère. La puissance spirituelle est écartée comme une machine inutile, tout s’explique dans l’univers par les propriétés des atomes, et la physique, ou plutôt la mécani­que se substitue à la totalité de la science des choses, à ce qu’on appelait alors la philosophie. En effet, pour Démocrite et pour son ami Leucippe, comme l’appelle toujours Aristote, rien n’existe que le vide et les atomes. Ceux-ci ont en propre non-seulement la solidité, mais aussi le mouve­ment, ce qui rend inutile toute autre hypothèse. Les atomes se suffisent à eux-mêmes et à tout le reste ; car le vide n’est rien en soi, que l’absence de tout obstacle au mouvement. Ils se rencontrent., se réunissent ou se séparent sans dessein, sans loi et suivant les seuls caprices du hasard. L’univers tout entier n’est que l’une de ces combinaisons fortuites, et le hasard qui l’a fait naître peut aussi, d’un instant à l’autre, le détruire. Ne parlez pas de la vie ; elle n’est qu’un jeu purement mécani­que de ces petits corps toujours en mouvement : ni de l’âme, qui est un agrégat d’atomes plus légers et plus rapides. Epicure, comme l’a trèsbien démontré Cicéron, n’a rien ajouté au fond de cette doctrine ; il n’a que le mérite d’en avoir tiré avec beaucoup de sagacité toutes les consé­quences morales et d’avoir ennobli l’idée du plai­sir, sans pouvoir cependant la substituer à celle du devoir. Lucrèce lui a prêté le secours de sa riche imagination ; il a été le poëte de cette mal­heureuse ecole, comme Epicure en a été le mora­liste et Démocrite le physicien (de métaphysique, elle n’en a pas) ; mais les ressources mêmes de son génie nous sont une preuve que la poésie expire comme la vertu sous le souffle glacé du matéria­lisme. Ces trois noms, que nous venons de pronon­cer, nous représentent la doctrine des atomes sous sa seconde forme, sans contredit la plus hardie et la plus complète, lorsque, repoussant l’alliance de tout autre principe, elle essaye de constituer par elle seule la philosophie tout entière.

A partir de cette époque, nous voyons les ato­mes rentrer dans les ténèbres et se perdre dans l’oubli, jusqu’à ce que, au beau milieu du xvne siècle, un prêtre chrétien ait songé à réhabiliter Epicure. Mais gardons-nous de nous laisser trom­per aux apparences. Gassendi, en cherchant à res­taurer la philosophie atomistique, n’a pas peu contribué à l’amoindrir et à la refouler pour tou­jours dans le domaine des sciences naturelles. En effet, enchaîné par la foi, et par une foi bien sin­cère, au dogme de la création ex nihilo, il ôte aux atomes l’éternité, dont on n’avait pas songé à les dépouiller jusqu’alors, même dans les systè­mes qui reconnaissaient l’existence d’un moteur spirituel. Il les fait déchoir du rang que la matière a toujours occupé chez les anciens, du rang d’un principe non moins nécessaire que la cause intel­ligent ?  ; et, les considérant comme une œuvre de la création, comme une œuvre qui a commencé et qui devra aussi finir selon le dogme chrétien de la fin du monde, il nous les montre réellement comme des phénomènes servant à expliquer d’au­tres phénomènes plus complexes, je veux parler des corps composés. C’est à ce titre qu’ils sont en­trés dans la physique et dans la chimie moderne, et que la philosophie proprement dite les a abjurés pour toujours. Encore faut-il remarquer que, dès ce moment, leur indivisibilité même, c’est-à-dire leur existence comme substances distinctes, se trouve formellement niée par les uns et regardée par les autres comme une hypothèse. Descartes, en continuant d’expliquer les phénomènes du monde visible par la matière et le mouvement, c’est-à-dire par une physique purement mécani­que comme celle de Democrite et d’Epicure ; en appliquant le même système à la physiologie, jus­qu’au point de refuser tout sentiment à la brute ; Descartes, disons-nous, a cependant nié l’existence des atomes. « Il est, dit-il (Principes de la Philo­sophie, 2e partie, ch. xxx), très-aisé de connaître qu’il ne peut pas y avoir d’atomes, c’est-à-dire de parties des corps ou de la matière qui soient de leur nature indivisibles, ainsi que quelques phi­losophes l’ont imaginé. Nous dirons que la plus petite partie étendue qui puisse être au monde peut toujours être divisée, parce qu’elle est telle de sa nature. ·> Bientôt, grâce aux découvertes de Newton, un nouvel élément, un principe pure­ment immatériel pénètre peu à peu dans toutes les sciences naturelles, dans le système du monde sous le nom de gravitation, dans la physique et dans la chimie sous les noms de pesanteur, d’at­traction, de répulsion, d’affinité, et enfin dans la physiologie sous le nom de principe vital. Nous ne doutons pas que cet élément nouveau ne finisse par emporter, un jour ou l’autre, cette ombre de réalité que les atomes conservent encore. Au point où nous sommes arrivés, il n’est pas difficile de reconnaître que si la matière n’est pas vraiment quelque chose par elle-même, un principe éter­nel et nécessaire comme Dieu, elle rentre dans la classe des existences contingentes et phénomé­nales. Or un phénomène doit toujours être conçu tel que l’experience nous le montre ; car, si nous le concevons autrement, c’est-à-dire d’après les idées de la raison, d’après une base admise a priori, ce n’est plus un phénomène que nous avons, et ce n’est plus l’expérience qui est notre guide dans l’étude des choses extérieures. Mais quel est le caractère avec lequel nous percevons toujours la matière, et sans lequel elle demeure absolu­ment en dehors de la perception ? C’est la divisi­bilité. Donc la divisibilité entre nécessairement dans l’essence de la matière, et vous ne pouvez y mettre un terme qu’en niant l’existence de la matière elle-même. La divisibilité, direz-vous, est un simple phénomène : la matière aussi n’est qu’un phénomène ; elle est la forme sous laquelle je saisis dans l’espace les forces qui limitent ma propre existence, et en l’absence de laquelle ces forces ne sont plus pour moi que des puissances immatérielles, telles que la gravitation, l’affinité, le principe vital, etc. Voulez-vous reculer vers l’hypothèse antique et faire de la matière, en dé­pit de vos sens, une substance réelle, un prin­cipe nécessaire et indestructible ? Alors, ou vous reconnaîtrez à côté d’elle un moteur intelligent, et vous aurez à lutter contre toutes les absurdi­tés du dualisme ; ou vous la regarderez comme le principe unique des choses, et vous soulèverez contre vous les difficultés bien autrement graves du matérialisme ; vous serez forcé de nous expli­quer comment le hasard est devenu le père de la plus sublime harmonie, comment ce qui ne pense pas a produit la pensée, ce qui ne sent pas le