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l’athéisme coule à pleins bords. En ef­fet, à commencer par Épicure, quelle part restet-il à faire à la puissance suprême, quand l’atome et le vide, c’est-à-dire quand la matière seule a suffi à tout produire, même l’intelligence ? Quel degré d’existence peut-on accorder a ces dieux relégués dans le vide, sans action sur le monde, vains fantômes qui ne sont ni corps ni esprits, et dont la seule attribution est un éternel repos ? Il est évident, comme les anciens eux-mêmes l’a­vaient déjà remarqué, que leur fonction réelle était de protéger le pnilosophe contre la haine de la multitude. L’athéisme de Hobbes n’est pas moins visible sous le voile transparent qui le couvre ; car, laissant au pouvoir politique le soin de prescrire ce qu’il faut penser de Dieu et de la vie à venir, il ôte à ces deux croyances toute va­leur réelle, il en fait un instrument de domina­tion à l’usage du despotisme, et destiné à l’agran­dir de toute la puissance que les idées religieuses exercent sur les hommes. D’ailleurs, Hobbes est franchement matérialiste comme le philosophe grec dont nous avons parlé tout à l’heure ; il re­garde comme une contradiction l’idée d’un pur esprit, ne reconnaît pas d’autres causes dans l’u­nivers que le mouvement et des moteurs maté­riels ; et quant à Dieu, il n’est pour nous que l’i­déal du pouvoir ; sa justice même ne signifie que sa toute-puissance ; tous les autres attributs que nous croyons lui donner ont un sens purement négatif, à savoir : qu’il est incompréhensible pour nous.

Nous n’admettons pas, avec certains philoso­phes, qu’il y ait des athées par ignorance, c’està-dire que l’idée de Dieu soit complètement ab­sente chez certains peuples ou chez certains hommes doués d’ailleurs d’une intelligence ordi­naire, et libres de faire usage de toutes leurs fa­cultés. Les récits de quelques obscurs voyageurs, seules preuves qu’on ait alléguées en faveur de cette opinion, ne sauraient prévaloir contre l’his­toire du genre humain et contre l’observation directe de la conscience. Or, l’histoire nous at­teste que les institutions religieuses sont aussi anciennes que l’humanité, et la conscience nous montre l’idée de Dieu, le sentiment de sa pré­sence, l’amour et la crainte de l’infini se mêlant à toutes nos autres idées, à tous nos autres sen­timents. L’athéisme, comme toute négation, sup­pose toujours une lutte dans la pensée ou un effort de réflexion pour remonter aux principes des choses : par conséquent il n’a pu commencer qu’avec l’histoire de la philosophie ; il est le ré­sultat d’une réaction naturelle de l’esprit philo­sophique contre les grossières superstitions du paganisme. Mais, comme nous l’avons déjà dit, l’athéisme n’a point d’existence par lui-même ; il n’est que la conséquence plus ou moins di­recte de certains principes erronés, de certains systèmes incompatibles avec l’idée de Dieu. Les systèmes qui présentent ce caractère ne sont qu’au nombre de deux : le matérialisme et le sensua­lisme. Sans doute il existe entre ces deux doc­trines une dépendance très-étroite ; cependant il n’est pas permis de les confondre : le matérialis­me, essayant de démontrer que tous les êtres et tous les phénomènes de ce monde ont leur ori­gine ou leurs éléments constitutifs dans la ma­tière, se place évidemment en dehors de la con­science. et se montre beaucoup plus occupé des objets de la connaissance que de la connaissance elle-même : c’est tout le contraire dans la doctrine sensualiste ; car ce qui l’occupe d’abord, ce qui l’occupe avant tout, et quelquefois d’une ma­nière exclusive, c’est un phénomène psychologi­que, c’est la sensation par laquelle elle prétend nous expliquer toutes nos idées et toutes nos con­naissances. 11 arrive de là que le partisan de ce dernier système se croit beaucoup plus éloigné de l’athéisme que le matérialiste et quelquefois, en effet, il parvient à s’y soustraire par une heu­reuse inconséquence, ou en restant dans les li­mites du scepticisme. De ce que, à tort ou à rai­son., je ne trouve dans mon intelligence nue les notions originaires de la sensation, il ne s ensuit pas immédiatement qu’il n’existe hors de moi que des objets sensibles ou matériels ; car. au point de vue où je me suis placé, les idées dont je me vois en possession, c’est à-dire les idées que me fournit l’expérience, ne sont pas nécessairement la mesure ou l’expression exacte et complète de l’existence : il peut y avoir des êtres qui ne cor­respondent à aucune donnée de mon intelligence et, par conséquent, tout différents de ceux que je comprends et que je perçois. Admettez avec cela une révélation, un témoignage extraordinaire au­quel j’accorde la puissance de changer cette sup­position en certitude, et vous aurez toute la doc­trine de Gassendi, demeuré chrétien sincère, en même temps qu’il admirait Hobbes et qu’il res­suscitait Épicure. Si, au contraire, je commence par me prononcer sur ce qui est, si j’affirme d’a­bord que rien n’existe que la matière et ses pro­priétés. la question est tranchée sans ressource.

Est-il vrai que l’athéisme, comme on le répète si souvent, soit aussi renfermé, au moins impli­citement, dans le panthéisme ? Pour répondre à cette question, il faut savoir d’abord ce que l’on entend par panthéisme. Veut-on dire qu’il n’y a pas d’autre Dieu, qu’il n’existe pas autre chose que la somme des objets et toute la série des phé­nomènes qui composent le monde ? Alors évidem­ment on sera athee ; mais à quel titre ? A titre de matérialiste et de sensualiste ; car, ôter à l’infini toute réalité pour en faire une simple abstraction ou la somme des objets finis, c’est l’application de la théorie de Locke sur la Nature et l’origine de nos idées ; c’est le sensualisme. D’un autre cô­té, ne reconnaître aucune réalité substantielle en dehors du monde visible, ou distincte des objets matériels, c’est regarder la matière comme la substance unique des choses, c’est, en un mot, le matérialisme. Veut-on affirmer, au contraire, que Dieu seul existe, c’est-à-dire une substance véri­tablement infinie, invisible, éternelle, renfermant dans son sein le principe de toute vie, de toute perfection, de toute intelligence, et que tout le reste n’est qu’une ombre ou un mode fugitif de cette existence absolue ? On pourra alors se trom­per gravement au sujet de la liberté, de la per­sonnalité humaine et des rapports de l’âme avec le corps ; mais assurément, comme nous l’avons déjà démontré pour Spinoza, on ne pourra pas être accusé d’athéisme. Quoique au fond toujours le même, l’athéisme, ainsi que les deux systèmes qui le portent dans leur sein, change souvent de forme, suivant qu’on lui oppose une idée de Dieu plus ou moins complète. Dans l’antiquité, quand l’idée de Dieu ne se montrait encore que dans les rêves de la mythologie, quand elle n’etait que la personnification poétique des éléments ou des forces de la nature, la physique la plus grossière suffisait pour la compromettre ; aussi les physi­ciens de cette époque, c’est-à-dire les philosophes de l’école ionienne et les inventeurs de l’ecole atomistique, ont-ils tous, à l’exception d’Anaxagore, essayé d’expliquer la formation du monde par les seules propriétés de la matière. L’unique différence qui les sépare, c’est que les uns, comme Thalès, Anaximène, Héraclite, font naître toutes choses des transformations diverses d’un seul élé­ment ; les autres, comme Leucippe et Démocrite, ont recours au mouvement et aux atomes. Des athées déclarés, poursuivis comme tels par leurs contemporains,