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se passer, dans l’explication des phéno­mènes de la nature, de l’intervention d’une cause intelligente, antérieure et supérieure au monde. Nous nous bornerons donc à déterminer les vrais caractères de l’athéisme et les limites dans les­quelles se renferme son existence. Nous remon­terons ensuite à ses causes, aux principes qui l’ont mis au jour et dont il ne peut être séparé que par une grossière contradiction ; ce qui nous con­duira naturellement à indiquer les principales formes sous lesquelles il s’est montré dans l’his­toire. Enfin, nous le considérerons dans ses con­séquences pratiques ou dans ses rapports avec la morale et avec la société.

Aucune accusation n’a été plus prodiguée que celle d’athéisme. Il suffisait autrefois, pour en être atteint, de ne point partager, si grossières, et même si impies qu’elles pussent être, les opi­nions dominantes, les croyances officielles d’une époque. Socrate, le premier apôtre dans la Grèce païenne d’un Dieu unique, pur esprit, législateur suprême et providence du monde, a été con­damné à mort comme athée. Avant lui Anaxa­gore, après lui Aristote furent sur le point de su­bir le même sort, et sans doute Platon lui-même n’eût pas été plus heureux s’il n’avait pas quel­quefois abrité la vérité sous le manteau de la fable. L’exemple de l’antiquité fut perdu pour les temps modernes. Sans parler de Vanini et de Jordano Bruno, qui éveilleraient des souvenirs trop amers, nous rappellerons que Descartes a été lui aussi accusé d’athéisme. Et pourquoi cela ? pour s’être écarté d’Aristote, qui avait subi avant lui la même accusation. Un contemporain, un ami de Descartes, le P. Mersenne, comptait de son temps, dans la seule ville de Paris, jusqu’à cinquante mille athées. Ce fut ensuite le tour de ceux qui abandonnèrent le cartésianisme, ou qui le comj rirent à leur manière, Spinoza, Locke, Kant, Fichte entendirent successivement cet éternel cri de guerre, jusqu’à ce que, le trouvant trop su­ranné, on lui substitua un jour le grand mot de panthéisme. Cependant il ne faut pas que, par un excès contraire, nous regardions l’athéisme comme une chimère qui n’a existé nulle part. Cette fu­neste maladie de l’esprit humain n’est que trop réelle ; elle date de fort loin, et les efforts réunis de la religion et de la science ne sont pas par­venus encore à la faire disparaître. Mais où com­mence-t-elle ? où finit-elle ? et quels en sont les symptômes ?

L’homme ne pouvant jamais comprendre l’infini dans l’ensemble de ses perfections, il faut laisser le nom d’athée, non pas à celui qui a une idée incomplète de la nature divine, mais à celui qui 1a. nie entièrement et qui sait qu’il la nie. Le po­lythéisme, le culte des astres étaient des reli­gions fort grossières, mais non l’absence de toute religion et de toute connaissance de Dieu. La même règle doit être appliquée aux systèmes philosophiques. Or, la nature divine se présente à notre intelligence sous deux points de vue prin­cipaux : sous un point de vue métaphysique, comme la cause première, comme la raison des choses, comme la source de toute existence, ou du moins comme le moteur suprême ; et sous un point de vue moral, comme la source du bien et du beau, comme le législateur des êtres libres, doué lui-même de conscience et de liberté, enfin comme le modèle de toute perfection, auquel l’homme et l’humanité tout entière doivent s’ef­forcer de ressembler autant que le permettent les •conditions de leur existence. Dans la réalité, c’est-à-dire dans l’essence même de Dieu, et dans le fond constitutif de notre raison, ces deux or­dres d’idées sont inséparables ; mais dans un système ou dans une croyance religieuse, l’un ou l’autre sulfira pour écarter l’athéisme ; car l’un et l’autre nous transportent au delà des bornes de ce monde, au delà de toute expérience pos­sible, dans le champ de l’invisible et de l’infini. ‘ En eftet, nier Dieu, n’est-ce pas se renfermer dans la sphère des existences finies, dont l’expérience seule peut nous donner connaissance ? N’est-ce pas s’en tenir à ce qui paraît, c’est-à-dire à la ma­tière et aux phénomènes qui lui sont propres, sans rechercher ce qui est, sans élever ses regards vers quelque puissance antérieure ou supérieure à la matière ? Sitôt, au contraire, que l’on fran­chit ce cercle étroit, c’est Dieu que l’on ren : ontre ou l’un de ses attributs, c’est-à-dire, de quelque nom qu’on l’appelle, l’essence divine considérée sous l’une de ses faces et dans l’un de ses rap­ports avec nous ; car il n’existe rien et notre in­telligence ne peut rien concevoir que Dieu et la création, que le fini et l’infini. Ainsi, pour con­server l’exemple que nous avons cité plus haut, le Sabéen qui adore dans le soleil le maître et le suprême ordonnateur du monde, lui attribue certainement de la puissance, de l’intelligence et de la bonté ; autrement, pourquoi lui adresse­rait-il des prières et des actions de grâces ? Or les qualités que l’idolâtrie rapporte au soleil ne diffèrent que dans une certaine mesure des at­tributs avec lesquels la raison nous représente la nature divine ; elles répondent au même besoin de l’intelligence et du sentiment ; celui de cher­cher au-dessus de nous, et de tous les objets pé­rissables qui nous entourent, un principe d’exis­tence plus réel et plus propre à nous rendre compte des merveilles de la nature. Seulement ces idées de bonté, d’intelligence, de force, d’é­ternité, que le philosophe conçoit en elles-mêmes comme la suprême réalité, comme l’essence vé­ritable du souverain Être, l’homme enfant veut les voir revêtues d’une forme sensible, et natu­rellement il choisit d’abord la plus éclatante, celle qui offre d’abord à ses yeux étonnés le spectacle le plus extraordinaire.

Mais quoi ! les systèmes de philosophie doivent-ils rester exclus de cette justice qui n’a jamais été refusée à la plus grossière idolâtrie ? On re­connaîtrait l’idée de Dieu dans le culte des astres, et l’on ne trouverait rien de pareil dans le sys­tème de Spinoza ? Les termes dans lesquels nous parlons ailleurs de ce philosophe (voy. l’article Spinoza) prouvent suffisamment combien nous sommes éloignés de ses doctrines. Mais, quelque distance qui nous sépare de ce noble genie, il nous est impossible d’accepter pour lui cette ba­nale accusation d’athéisme, adressée indistincte­ment à tous les systèmes nouveaux. L’on n’est pas un athée lorsqu’on croit à une substance absolue, éternelle, infinie, ayant pour attributs essentiels et également infinis, non la matière, qui n’est qu’un mode fugitif de l’étendue, mais l’étendue elle-même, l’étendue intelligible et la pensée. L’on n’est pas un athée quand on enseigne, et, ce qui est mieux encore, lorsqu’on pratique la morale la plus élevée et la plus austère, lorsqu’on reconnaît pour souverain bien et pour fin der­nière de nos actions la connaissance et l’amour de Dieu. Hoc idea Dei dictat, Deum summum esse nostrum bonum, sive Dei cognitionem et amorem finem esse ultimum, ad quem omnes actiones nostrœ sunt dirigenaœ (Tract. Theol. pol., c. iv). Quels que soient les rapports établis par Spinoza entre Dieu et le monde, il nous élève au-dessus du monde, je veux dire au-dessus du contingent, du fini, de la matière et de ses modes périssables, en nous parlant d’une substance in­finie, douée de pensée et d’intelligence. Nous n’en dirons pas autant des systèmes de Hobbes et d’Épicure. Là, quoique le nom de Dieu soit conservé,